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qui existent entre les choses — celles-là justement que les catégories ont pour fonction d’exprimer — ne sauraient donc être essentiellement dissemblables suivant les règnes. Si, pour des raisons que nous aurons à rechercher[1], elles se dégagent d’une façon plus apparente dans le monde social, il est impossible qu’elles ne se retrouvent pas ailleurs, quoique sous des formes plus enveloppées. La société les rend plus manifestes, mais elle n’en a pas le privilège. Voilà comment des notions qui ont été élaborées sur le modèle des choses sociales peuvent nous aider à penser des choses d’une autre nature. Du moins, si, quand elles sont ainsi détournées de leur signification première, ces notions jouent, en un sens, le rôle de symboles, c’est de symboles bien fondés. Si, par cela seul que ce sont des concepts construits, il y entre de l’artifice, c’est un artifice qui suit de près la nature et qui s’efforce de s’en rapprocher toujours davantage[2]. De ce que les idées de temps, d’espace, de genre, de cause, de personnalité sont construites avec des éléments sociaux, il ne faut donc pas conclure qu’elles sont dénuées de toute valeur objective. Au contraire, leur origine sociale fait plutôt présumer qu’elles ne sont pas sans fondement dans la nature des choses[3].

Ainsi renouvelée, la théorie de la connaissance semble

  1. La question est traitée dans la conclusion du livre.
  2. Le rationalisme qui est immanent à une théorie sociologique de la connaissance est donc intermédiaire entre l’empirisme et l’apriorisme classique. Pour le premier, les catégories sont des constructions purement artificielles ; pour le second, ce sont, au contraire, des données naturelles ; pour nous, elles sont, en un sens, des œuvres d’art, mais d’un art qui imite la nature avec une perfection susceptible de croître sans limite.
  3. Par exemple, ce qui est à la base de la catégorie de temps, c’est le rythme de la vie sociale ; mais s’il y a un rythme de la vie collective, on peut être assuré qu’il y en a un autre dans la vie de l’individuel, plus généralement, dans celle de l’univers. Le premier est seulement plus marqué et plus apparent que les autres. De même, nous verrons que la notion de genre s’est formée sur celle de groupe humain. Mais si les hommes forment des groupes naturels, on peut présumer qu’il existe, entre les choses, des groupes à la fois analogues et différents. Ce sont ces groupes naturels de choses qui sont les genres et les espèces.
    S’il semble à d’assez nombreux esprits que l’on ne puisse attribuer une origine sociale aux catégories sans leur retirer toute valeur spéculative, c’est que la société passe encore trop fréquemment pour n’être pas une chose naturelle ; d’où l’on conclut que les représentations qui l’expriment n’expriment rien de la nature. Mais la conclusion ne vaut que ce que vaut le principe.