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étroitement apparentée à l’être animé ou inanimé qui lui prêtait ses formes extérieures. La cause dont nous saisissons ici l’action n’est pas, d’ailleurs, particulière au seul totémisme ; il n’est pas de société où elle n’agisse. D’une manière générale, un sentiment collectif ne peut prendre conscience de soi qu’en se fixant sur un objet matériel[1] ; mais et par cela même, il participe de la nature de cet objet et réciproquement. Ce sont donc des nécessités sociales qui ont fait fusionner ensemble des notions qui, au premier abord, paraissaient distinctes, et la vie sociale a facilité cette fusion par la grande effervescence mentale qu’elle détermine[2]. C’est une preuve nouvelle que l’entendement logique est fonction de la société, puisqu’il prend les formes et les attitudes que celle-ci lui imprime.

Cette logique, il est vrai, nous déconcerte. Il faut pourtant se garder de la déprécier : si grossière qu’elle puisse nous paraître, elle constituait, pour l’évolution intellectuelle de l’humanité, un apport de la plus haute importance. C’est par elle, en effet, qu’a été possible une première explication du monde. Sans doute, les habitudes mentales qu’elle implique empêchaient l’homme de voir la réalité telle que la lui montrent les sens ; mais telle qu’ils la lui montrent, elle a le grave inconvénient d’être réfractaire à toute explication. Car expliquer, c’est rattacher les choses les unes aux autres, c’est rétablir entre elles des relations qui nous les fassent apparaître comme fonction les unes des autres, comme vibrant sympathiquement suivant une loi intérieure, fondée dans leur nature. Or ces relations et ces liens internes, la sensation, qui ne voit rien que du

  1. V. plus haut, p. 307.
  2. Une autre cause a contribué, pour une large part, à cette fusion ; c’est l’extrême contagiosité des forces religieuses. Elles envahissent tout objet à leur portée, quel qu’il soit. C’est ainsi qu’une même force religieuse peut animer les choses les plus différentes qui, par cela même, se trouvent étroitement rapprochées et classées dans un même genre. Nous reviendrons plus loin sur cette contagiosité en même temps que nous montrerons qu’elle tient aux origines sociales de la notion de sacré (v. liv. II, chap. Ier, in fine).