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dans la présente étude, en sont une forme particulière ; mais il en est bien d’autres. Les sentiments collectifs peuvent également s’incarner dans des personnes ou dans des formules : il y a des formules qui sont des drapeaux ; il n’y a des personnages, réels ou mythiques, qui sont des symboles. Mais il y a une sorte d’emblème qui dut apparaître très vite en dehors de tout calcul et de toute réflexion : c’est celui-là même que nous avons vu jouer dans le totémisme un rôle considérable ; c’est le tatouage. Des faits connus démontrent, en effet, qu’il se produit avec une sorte d’automatisme dans des conditions données. Quand des hommes de culture inférieure sont associés dans une vie commune, ils sont souvent amenés, comme par une tendance instinctive, à se peindre ou à se graver sur le corps des images qui rappellent cette communauté d’existence. D’après un texte de Procope, les premiers chrétiens se faisaient imprimer sur la peau le nom du Christ ou le signe de la croix[1]. Pendant longtemps, les groupes de pèlerins qui se rendaient en Palestine se faisaient également tatouer, sur les bras ou sur les poignets, des dessins qui représentaient la croix ou le monogramme du Christ[2]. On signale le même usage dans les pèlerinages qui se font à de certains lieux saints d’Italie[3]. Un curieux cas de tatouage spontané est rapporté par Lombrose : vingt jeunes gens d’un collège italien, sur le point de se séparer, se firent décorer de tatouages qui, sous des formes diverses, rappelaient les années qu’ils venaient de passer ensemble[4]. La même pratique a été souvent observée chez les soldats d’une même caserne, chez les marins d’un même bateau, chez les prisonniers enfermés dans une même maison de détention[5].

  1. Procope de Gaza, Commentarii in Isaiam, 496.
  2. V. Thébenot, Voyage au Levant, Paris, 1689, p. 638. Le fait fut encore observé en 1862 : cf. Berchon, Histoire médicale du tatouage, 1869, Archives de médecine navale, XI, p. 377, n.
  3. Lacassagne, Les tatouages, p. 10.
  4. Lombroso, L’homme criminel, I, p. 292.
  5. Lombroso, ibid., I, p. 268, 285, 291-292 ; Lacassagne, op. cit., p. 97.