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superstructure idéale sous laquelle il disparaît et, de plus, il n’est pour rien dans cette superstructure. Voilà en quoi consiste le pseudo-délire que l’on rencontre à la base de tant de représentations collectives : ce n’est qu’une forme de cet idéalisme essentiel[1]. Ce n’est donc pas un délire proprement dit ; car les idées qui s’objectivent ainsi sont fondées, non pas sans doute dans la nature des choses matérielles sur lesquelles elles se greffent, mais dans la nature de la société.

On peut maintenant comprendre comment le principe totémique et, plus généralement, comment toute force religieuse est extérieure aux choses dans lesquelles elle réside[2]. C’est que la notion n’en est nullement construite avec les impressions que cette chose produit directement sur nos sens et sur notre esprit. La force religieuse n’est que le sentiment que la collectivité inspire à ses membres, mais projeté hors des consciences qui l’éprouvent, et objectivité. Pour s’objectiver, il se fixe sur un objet qui devient ainsi sacré ; mais tout objet peut jouer ce rôle. En principe, il n’y en a pas qui y soient prédestinés par leur nature, à l’exclusion des autres ; il n’y en a pas davantage qui y soient nécessairement réfractaires[3]. Tout dépend des circonstances qui font que le sentiment générateur des idées religieuses se pose ici

  1. On voit tout ce qu’il y a d’erroné dans les théories qui, comme le matérialisme géographique de Ratzel. (v. notamment sa Politische Geographie) entendent dériver toute la vie sociale de son substrat matériel (soit économique, soit territorial). Elles commettent une erreur tout à fait comparable à celle qu’a commise Maudsley en psychologie individuelle. Comme ce dernier réduisait la vie psychique de l’individu à n’être qu’un épiphénomène de sa base physiologique, elles veulent réduire toute la vie psychique de la collectivité à sa base physique. C’est oublier que les idées sont des réalités, des forces, et que les représentations collectives sont des forces plus agissantes encore et plus efficaces que les représentations individuelles. V. sur ce point notre article Représentations individuelles et représentations collectives, in Revue de Métaphysique et de Morale, mai 1898.
  2. V. plus haut, p. 269, 277.
  3. Même les excreta ont un caractère religieux. V. Preuss, Der Ursprung der Religion und Kunst, en particulier le chapitre II intitulé « Der Zauber der Defäkation » (Globus, LXXXVI, p. 325 et suiv.).