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lective, ils se croient transportés dans un monde entièrement différent de celui qu’ils ont sous les yeux ?

Il est bien vrai que la vie religieuse ne peut pas atteindre un certain degré d’intensité sans impliquer une exaltation psychique qui n’est pas sans rapport avec le délire. C’est pour cette raison que les prophètes, les fondateurs de religions, les grands saints, en un mot les hommes dont la conscience religieuse est exceptionnellement sensible, présentent très souvent des signes d’une nervosité excessive et même proprement pathologique : ces tares physiologiques les prédestinaient aux grands rôles religieux. L’emploi rituel des liqueurs intoxicantes s’explique de la même manière[1]. Ce n’est certainement pas que la foi ardente soit nécessairement un fruit de l’ivresse et des troubles mentaux qui l’accompagnent ; mais, comme l’expérience eut vite averti les peuples des analogies qu’il y avait entre la mentalité du délirant et celle du voyant, on chercha à frayer les voies à la seconde en suscitant artificiellement la première. Mais si, pour cette raison, on peut dire que la religion ne va pas sans un certain délire, il faut ajouter que ce délire, s’il a les causes que nous lui avons attribuées, est bien fondé. Les images dont il est fait ne sont pas de pures illusions comme celles que naturistes et animistes mettent à la base de la religion ; elles correspondent à quelque chose dans le réel. Sans doute, il est dans la nature des forces morales qu’elles expriment de ne pouvoir affecter avec quelque énergie l’esprit humain sans le mettre hors de lui-même, sans le plonger dans un état que l’on peut qualifier d’extatique, pourvu que le mot soit pris dans son sens étymologique (ἒϰστασιϛ) : mais il ne s’ensuit nullement qu’elles soient imaginaires. Tout au contraire, l’agitation mentale qu’elles suscitent atteste leur réalité. C’est simplement une nouvelle preuve qu’une vie sociale très intense fait toujours à l’organisme, comme à la cons-

  1. V. sur ce point Achelis, Die Ekstase (Berlin), 1902, notamment le chap. Ier.