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l’inétendu. Aussi, pour pouvoir expliquer comment la notion du sacré a pu se former dans ces conditions, la plupart de ces théoriciens étaient-ils obligés d’admettre que l’homme a superposé à la réalité, telle qu’elle est donnée à l’observation, un monde irréel, construit tout entier soit avec les images fantasmatiques qui agitent son esprit pendant le rêve, soit avec les aberrations, souvent monstrueuses, que l’imagination mythologique aurait enfantées sous l’influence prestigieuse, mais trompeuse, du langage. Mais alors il devenait incompréhensible que l’humanité se fût, pendant des siècles, obstinée dans des erreurs dont l’expérience eût dû très vite lui donner le sentiment.

De notre point de vue, ces difficultés disparaissent. La religion cesse d’être je ne sais quelle inexplicable hallucination pour prendre pied dans la réalité. Nous pouvons dire en effet, que le fidèle ne s’abuse pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale dont il dépend et dont il tient le meilleur de lui-même : cette puissance existe, c’est la société. Quand l’Australien est transporté au-dessus de lui-même, quand il sent affluer en lui une vie dont l’intensité le surprend, il n’est pas dupe d’une illusion ; cette exaltation est réelle et elle est réellement le produit de forces extérieures et supérieures à l’individu. Sans doute, il se trompe quand il croit que ce rehaussement de vitalité est l’œuvre d’un pouvoir à forme d’animal ou de plante. Mais l’erreur porte uniquement sur la lettre du symbole au moyen duquel cet être est représenté aux esprits, sur l’aspect de son existence. Derrière ces figures et ces métaphores, ou plus grossières ou plus raffinées, il y a une réalité concrète et vivante. La religion prend ainsi un sens et une raison que le rationaliste le plus intransigeant ne peut pas méconnaître. Son objet principal n’est pas de donner à l’homme une représentation de l’univers physique ; car si c’était là sa tâche essentielle, on ne comprendrait pas comment elle a pu se maintenir puisque, sous ce rap-