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se répètent chaque jour pendant des semaines, ne lui laisseraient-elles pas la conviction qu’il existe effectivement deux mondes hétérogènes et incomparables entre eux ? L’un est celui où il traîne languissamment sa vie quotidienne ; au contraire, il ne peut pénétrer dans l’autre sans entrer aussitôt en rapports avec des puissances extraordinaires qui le galvanisent jusqu’à la frénésie. Le premier est le monde profane, le second, celui des choses sacrées.

C’est donc dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que paraît être née l’idée religieuse. Et ce qui tend à confirmer que telle en est bien l’origine, c’est que, en Australie, l’activité proprement religieuse est presque tout entière concentrée dans les moments où se tiennent ces assemblées. Certes, il n’est pas de peuple où les grandes solennités du culte ne soient plus ou moins périodiques ; mais, dans les sociétés plus avancées, il n’est, pour ainsi dire, pas de jour ou l’on n’adresse aux dieux quelque prestation rituelle. En Australie, au contraire, en dehors des fêtes du clan et de la tribu, le temps est presque tout entier rempli par des fonctions laïques et profanes. Sans doute, il y a des prohibitions qui doivent être et qui sont observées même pendant ces périodes d’activité temporelle ; il n’est jamais permis de tuer ou de manger librement de l’animal totémique, là du moins ou l’interdiction a conservé sa rigueur première : mais on ne célèbre alors presque aucun rite positif, aucune cérémonie de quelque importance. Celles-ci n’ont lieu qu’au sein des groupes assemblés. La vie pieuse de l’Australien passe donc par des phases successives de complète atonie et, au contraire, d’hyper-excitation, et la vie sociale oscille suivant le même rythme. C’est ce qui met en évidence le lien qui les unit l’une à l’autre tandis que, chez les peuples dits civilisés, la continuité relative de l’une et de l’autre masque en partie leurs relations. On peut même se demander si la violence de ce contraste n’était pas nécessaire pour faire jaillir la