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entiers[1] par la nature psychique de l’individu. Au contraire, si, comme nous le pensons, les catégories sont des représentations essentiellement collectives, elles traduisent avant tout des états de la collectivité : elles dépendent de la manière dont celle-ci est constituée et organisée, de sa morphologie, de ses institutions religieuses, morales, économiques, etc. Il y a donc entre ces deux espèces de représentations toute la distance qui sépare l’individuel du social, et on ne peut pas plus dériver les secondes des premières qu’on ne peut déduire la société de l’individu, le tout de la partie, le complexe du simple[2]. La société est une réalité sui generis ; elle a ses caractères propres qu’on ne retrouve pas, ou qu’on ne retrouve pas sous la même forme, dans le reste de l’univers. Les représentations qui l’expriment ont donc un tout autre contenu que les représentations purement individuelles et l’on peut être assuré par avance que les premières ajoutent quelque chose aux secondes.

La manière même dont se forment les unes et les autres achève de les différencier. Les représentations collectives sont le produit d’une immense coopération qui s’étend non seulement dans l’espace, mais dans le temps ; pour les faire, une multitude d’esprits divers ont associé, mêlé, combiné

  1. Du moins, dans la mesure où il y a des représentations individuelles et, par conséquent, intégralement empiriques. Mais, en fait, il n’y en a vraisemblablement pas où ces deux sortes d’éléments ne se rencontrent étroitement unis.
  2. Il ne faut pas entendre, d’ailleurs, cette irréductibilité dans un sens absolu. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait rien dans les représentations empiriques qui annonce les représentations rationnelles, ni qu’il n’y ait rien dans l’individu qui puisse être regardé comme l’annonce de la vie sociale. Si l’expérience était complètement étrangère à tout ce qui est rationnel, la raison ne pourrait pas s’y appliquer ; de même, si la nature psychique de l’individu était absolument réfractaire à la vie sociale, la société serait impossible. Une analyse complète des catégories devrait donc rechercher jusque dans la conscience individuelle ces germes de rationalité. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur ce point dans notre conclusion. Tout ce que nous voulons établir ici, c’est que, entre ces germes indistincts de raison et la raison proprement dite, il y a une distance comparable à celle qui sépare les propriétés des éléments minéraux dont est formé le vivant et les attributs caractéristiques de la vie, une fois qu’elle est constituée.