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où il est lui-même et agit par ses seules forces, il exclut toute idée de délibération et de calcul ; il tient son efficacité de l’intensité de l’état mental dans lequel il est donné. C’est cette intensité qui constitue ce qu’on appelle l’ascendant moral.

Or, les manières d’agir auxquelles la société est assez fortement attachée pour les imposer à ses membres se trouvent, par cela même, marquées du signe distinctif qui provoque le respect. Parce qu’elles sont élaborées en commun, la vivacité avec laquelle elles sont pensées par chaque esprit particulier retentit dans tous les autres et réciproquement. Les représentations qui les expriment en chacun de nous ont donc une intensité à laquelle des états de conscience purement privés ne sauraient atteindre : car elles sont fortes des innombrables représentations individuelles qui ont servi à former chacune d’elles. C’est la société qui parle par la bouche de ceux qui les affirment en notre présence : c’est elle que nous entendons en les entendant et la voix de tous a un accent que ne saurait avoir celle d’un seul[1]. La violence même avec laquelle la société réagit, par voie de blâme ou bien de répression matérielle, contre les tentatives de dissidence, en manifestant avec l’éclat l’ardeur de la conviction commune, contribue à en renforcer l’empire[2]. En un mot, quand une chose est l’objet d’un état de l’opinion, la représentation qu’en a chaque individu tient de ses origines, des conditions dans lesquelles elle a pris naissance, une puissance d’action que sentent ceux-là mêmes qui ne s’y soumettent pas. Elle tend à refouler les représentations qui la contredisent, elle les tient à distance ; elle commande, au contraire, des actes qui la réalisent, et cela, non par une coercition matérielle ou par la perspective d’une coercition de ce genre, mais par le simple rayonnement de l’énergie mentale qui est en elle.

  1. V. notre Division du travail social, p. 64 et suiv.
  2. Ibid., p. 76.