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aient pu se laisser aller à une semblable aberration[1]. Enfin dans un très grand nombre de cas, la fonction du totem individuel est manifestement très différente de celle que lui attribue Frazer : c’est, avant tout, un moyen de conférer à des magiciens, à des chasseurs, à des guerriers, des pouvoirs extraordinaires[2]. Quant à la solidarité de l’homme et de la chose, avec tous les inconvénients qu’elle implique, elle est acceptée comme une conséquence forcée du rite ; mais elle n’est pas voulue en elle-même et pour elle-même.

Il y a d’autant moins lieu de nous attarder à cette controverse que là n’est pas le véritable problème. Ce qu’il importe avant tout de savoir, c’est si le totem individuel est réellement le fait primitif dont le totem collectif serait dérivé ; car, suivant la réponse que nous ferons à cette question, nous devrons chercher le foyer de la vie religieuse dans deux directions opposées.

  1. Dans un travail ultérieur (The origin of Totemism, in The Fortnightly Review, mai 1899, p. 844-845), Frazer se fait lui-même l’objection : « Si, dit-il, j’ai déposé mon âme dans le corps d’un lièvre, et si mon frère John (membre d’un clan étranger) tue ce lièvre, le fait rôtir et le mange, qu’advient-il de mon âme ? Pour prévenir ce danger, il est nécessaire que mon frère John connaisse cette situation de mon âme et que, par suite, quand il tue un lièvre, il ait soin d’en extraire cette âme et de me la restituer, avant de cuire l’animal et d’en faire son dîner. » Or, Frazer croit trouver cette pratique en usage dans les tribus de l’Australie Centrale. Tous les ans, au cours d’un rite que nous décrirons plus loin, quand les animaux de la génération nouvelle arrivent à maturité, le premier gibier tué est présenté aux gens du totem qui en mangent un peu ; et c’est seulement ensuite que les gens des autres clans peuvent en consommer librement. C’est, dit Frazer, un moyen de rendre aux premiers l’âme qu’ils peuvent avoir confiée à ces animaux. Mais, outre que cette interprétation du rite est tout à fait arbitraire, il est difficile de ne pas trouver singulier ce moyen de parer au danger. Cette cérémonie est annuelle ; de longs jours ont pu s’écouler depuis le moment où l’animal a été tué. Pendant ce temps, qu’est devenue l’âme dont il avait la garde et l’individu dont cette âme est le principe de vie ? Mais il est inutile d’insister sur tout ce qu’a d’inconcevable cette explication.
  2. Parker, op. cit., p. 20 ; Howitt, Australian Medicine Men, in J.A.l., XVI, p. 34, 49-50 ; Hill Tout, J.A.I., XXXV, p. 146.