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collectivement cette parenté. Pour la même raison, il la contracte, non avec un objet en particulier, mais avec le groupe naturel, c’est-à-dire avec l’espèce, dont cet objet faisait partie ; car l’homme pense le monde comme il se pense lui-même et, de même qu’il ne se conçoit pas alors comme séparé de son clan, il ne saurait concevoir une chose comme séparée de l’espèce à laquelle elle ressortit. Or, une espèce de choses qui est unie à un clan par des liens de parenté, c’est, dit Jevons, un totem.

Il est certain, en effet, que le totémisme implique une étroite association entre un clan et une catégorie déterminée d’objets. Mais que, comme le veut Jevons, cette association ait été contractée de propos délibéré, avec une pleine conscience du but poursuivi, c’est ce qui paraît peu d’accord avec ce que nous apprend l’histoire. Les religions sont choses complexes, elles répondent à de trop multiples et à de trop obscurs besoins pour qu’elles puissent avoir leur origine dans un acte bien réfléchi de la volonté. D’ailleurs, en même temps qu’elle pèche par excès de simplisme, cette hypothèse est grosse d’invraisemblances. On dit que l’homme aurait cherché à s’assurer le concours des êtres surnaturels dont les choses dépendent. Mais alors il eût dû s’adresser de préférence aux plus puissants d’entre eux, à ceux dont la protection promettait d’être le plus efficace[1]. Or, tout au contraire, les êtres avec lesquels il a noué cette parenté mystique comptent le plus souvent parmi les plus humbles qui soient. D’autre part, si vraiment il ne s’agissait que de se faire des alliés et des défenseurs, on aurait dû chercher à en avoir le plus possible ; car on ne saurait être trop bien défendu. Cependant, en réalité, chaque clan se contente systématiquement d’un seul totem, c’est-à-dire d’un seul protecteur, laissant les autres clans jouir du leur en toute liberté : chaque groupe se renferme

  1. C’est ce que Jevons reconnaît lui-même : « Il y a lieu de présumer, dit-il, que, dans le choix d’un allié, l’homme devait préférer... l’espèce qui possédait le plus grand pouvoir » (p. 101).