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caractère sacré que rien ne fonde objectivement, il fallait admettre que tout un mode de représentations hallucinatoires est venu s’y superposer, les dénaturer au point de les rendre méconnaissables et substituer à la réalité une pure fantasmagorie. Ici, ce sont les illusions du rêve qui auraient opéré cette transfiguration ; là, c’est le brillant et vain cortège d’images évoquées par le mot. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il fallait en venir à voir dans la religion le produit d’une interprétation délirante.

Une conclusion positive se dégage donc de cet examen critique. Puisque ni l’homme ni la nature n’ont, par eux-mêmes, de caractère sacré, c’est qu’ils le tiennent d’une autre source. En dehors de l’individu humain et du monde physique, il doit donc y avoir quelque autre réalité par rapport à laquelle cette espèce de délire qu’est bien, en un sens, toute religion, prend une signification et une valeur objective. En d’autres termes, par-delà ce qu’on a appelé le naturisme et l’animisme, il doit y avoir un autre culte, plus fondamental et plus primitif, dont les premiers ne sont vraisemblablement que des formes dérivées ou des aspects particuliers.

Ce culte existe, en effet ; c’est celui auquel les ethnographes ont donné le nom de totémisme.

I


C’est seulement à la fin du xviiie siècle que le mot de totem apparaît dans la littérature ethnographique. On le rencontre, pour la première fois, dans le livre d’un interprète indien, J. Long, qui fut publié à Londres en 1791[1]. Pendant près d’un demi-siècle, le totémisme ne fut connu que comme une institution exclusivement américaine[2]. C’est seulement en 1841 que Grey, dans un passage resté

  1. Voyages and Travels of an Indian Interpreter.
  2. L’idée était tellement répandue que M. Réville faisait encore de l’Amérique la terre classique du totémisme (Religions des peuples non civilisés, I, p. 242).