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transcendante dont l’homme dépend et sur laquelle il s’appuie ? Mais c’est là une conception philosophique et abstraite qui ne s’est jamais réalisée telle quelle dans aucune religion historique ; elle est sans intérêt pour la science des religions[1]. Gardons-nous donc de distinguer entre les croyances religieuses, de retenir les unes parce qu’elles nous paraissent justes et saines, de rejeter les autres comme indignes d’être appelées religieuses parce qu’elles nous froissent et nous déconcertent. Tous les mythes, même ceux que nous trouvons les plus déraisonnables, ont été des objets de foi[2]. L’homme y a cru, non moins qu’à ses propres sensations ; il a réglé d’après eux sa conduite. Il est donc impossible, en dépit des apparences, qu’ils soient sans fondement objectif.

Cependant, dira-t-on, de quelque manière qu’on explique les religions, il est certain qu’elles se sont méprises sur la nature véritable des choses : les sciences en ont fait la preuve. Les modes d’action qu’elles conseillaient ou prescrivaient à l’homme ne pouvaient donc avoir que bien rarement des effets utiles : ce n’est pas avec des lustrations qu’on guérit les maladies ni avec des sacrifices ou des chants qu’on fait pousser la moisson. Ainsi l’objection que

  1. Max Müller, il est vrai, soutient que, pour les Grecs, « Zeus était et est resté, malgré tous les obscurcissements mythologiques, le nom de la Divinité suprême » (Science du langage, II, p. 173). Nous ne discuterons pas cette assertion, historiquement bien contestable ; mais en tout cas, cette conception de Zeus ne put jamais être qu’une lueur au milieu de toutes les autres croyances religieuses des Grecs.
    D’ailleurs, dans un ouvrage postérieur, Max Müller va jusqu’à faire de la notion même de dieu en général le produit d’un processus tout verbal et, par conséquent, une élaboration mythologique (Physic. Rel., p. 138).
  2. Sans doute, en dehors des mythes proprement dits, il y a toujours eu des fables qui n’étaient pas crues ou, du moins, qui n’étaient pas crues de la même manière et au même degré, et qui, pour cette raison, n’avaient pas de caractère religieux. La ligne de démarcation entre contes et mythes est certainement flottante et malaisée à déterminer. Mais ce n’est pas une raison pour faire de tous les mythes des contes, pas plus que nous ne songeons à faire de tous les contes des mythes. Il y a tout au moins un caractère qui, dans nombre de cas, suffit à différencier le mythe religieux : c’est son rapport avec le culte.