Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.

toute science positive, elle a, avant tout, pour objet d’expliquer une réalité actuelle, proche de nous, capable, par suite, d’affecter nos idées et nos actes : cette réalité, c’est l’homme et, plus spécialement l’homme d’aujourd’hui, car il n’en est pas que nous soyons plus intéressés à bien connaître. Nous n’étudierons donc pas la religion très archaïque dont il va être question pour le seul plaisir d’en raconter les bizarreries et les singularités. Si nous l’avons prise comme objet de notre recherche, c’est qu’elle nous a paru plus apte que toute autre à faire comprendre la nature religieuse de l’homme, c’est-à-dire à nous révéler un aspect essentiel et permanent de l’humanité.

Mais cette proposition ne va pas sans soulever de vives objections. On trouve étrange que, pour arriver à connaître l’humanité présente, il faille commencer par s’en détourner pour se transporter aux débuts de l’histoire. Cette manière de procéder apparaît comme particulièrement paradoxale dans la question qui nous occupe. Les religions passent, en effet, pour avoir une valeur et une dignité inégales ; on dit généralement qu’elles ne contiennent pas toutes la même part de vérité. Il semble donc qu’on ne puisse comparer les formes les plus hautes de la pensée religieuse aux plus basses sans rabaisser les premières au niveau des secondes. Admettre que les cultes grossiers des tribus australiennes peuvent nous aider à comprendre le christianisme, par exemple, n’est-ce pas supposer que celui-ci procède de la même mentalité, c’est-à-dire qu’il est fait des mêmes superstitions et repose sur les mêmes erreurs ? Voilà comment l’importance théorique, qui a été parfois attribuée aux religions primitives, a pu passer pour l’indice d’une irréligiosité systématique qui, en préjugeant les résultats de la recherche, les viciait par avance.

Nous n’avons pas à rechercher ici s’il s’est réellement rencontré des savants qui ont mérité ce reproche et qui ont fait de l’histoire et de l’ethnographie religieuse une machine