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422 LE SUICIDE. aujourd’hui, que la marche de notre civilisation et celle du sui- cide ne s’impliquent pas logiquement, et que celle-ci, par consé- quent, peut être enrayée sans que l’autre s’arrête du même coup? Nous avons vu, d’ailleurs, que le suicide se rencontre dès les premières étapes de l’évolution et que même il y est parfois de la dernière virulence. Si donc il existe au sein des peuplades les plus grossières, il n’y a aucune raison de penser qu’il soit lié par un rapport nécessaire à l’extrême raffinement des mœurs. Sans doute, les types que Ton observe à ces époques lointaines ont, en partie, disparu; mais justement, cette disparition devrait alléger un peu notre tribut annuel et il est d’autant plus sur- prenant qu’il devienne toujours plus lourd. Il y a donc lieu de croire que cette aggravation est due, non à la nature intrinsèque du progrès, mais aux conditions particu- lières dans lesquelles il s’effectue de nos jours, et rien ne nous assure qu’elles soient normales. Car il ne faut pas se laisser éblouir par le brillant développement des sciences, des arts et de l’industrie dont nous sommes les témoins; il est trop certain qu’il s’accomplit au milieu d’une effervescence maladive dont chacun de nous ressent les contre-coups douloureux. Il est donc très possible, et même vraisemblable, que le mouvement ascen- sionnel des suicides ait pour origine un état pathologique qui accompagne présentement la marche de la civilisation, mais sans en être la condition nécessaire. La rapidité avec laquelle ils se sont accrus ne permet même [)as d’autre hypothèse. En effet, en moins de cinquante ans, ils ont triplé, quadruplé, quintuplé même selon les pays. D’un autre coté, nous savons qu’ils tiennent à ce qu’il y a de plus invétéré dans la constitution des sociétés, puisqu’ils en expriment l’hu- irieur, et que l’humour des peuples, comme celle des individus, i*e(lète l’état de l’organisme dans ce qu’il a de plus fondamental. 11 faut donc que notre organisation sociale se soit profondément altérée dans le cours de ce siècle pour avoir pu déterminer un tel accroissement dans le taux des suicides. Or, il est impossi- ble qu’une altération, à la fois aussi grave et aussi rapide, ne soit pas morbide; car une société ne peut changer de structure