Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/432

Cette page n’a pas encore été corrigée

410 LE SUICIDK. Il n’est donc pas exact que le suicide ait d’heureux contre- coups qui en diminuent Timmoralité et qu’il puisse, par consé- quent, y avoir intérêt à n’en pas gêner le développement. Ce n’est pas un dérivatif de l’homicide. Sans doute, la constitution morale dont dépend le suicide égoïste et celle qui fait régresser le meurtre chez les peuples les plus civilisés sont solidaires. Mais le suicidé de cette catégorie, loin d’être un meurtrier avorté, n’a rien de ce qui fait le meurtrier. C’est un triste et un déprimé. On peut donc condamner son acte sans transformer en assas- sins ceux qui sont sur la même voie que lui. Dira-t-on que blâ- mer le suicide, c’est, du même coup, blâmer et, par suite, affaiblir l’état d’esprit d’où il procède, à savoir cette sorte d’hyperesthésie pour tou ce qui concerne l’individu? que, par là, on risque de renforcer le goût de l’impersonnalité et l’homicide qui en dérive? Mais l’individualisme, pour pouvoir contenir le penchant au meurtre, n’a pas besoin d’atteindre ce degré d’intensité exces- sive qui en fait une source de suicides. Pour que l’individu ré- pugne à verser le sang de ses semblables, il n’est pas nécessaire qu’il ne tienne à rien qu’à lui-même. 11 suffit qu’il aime et qu’il respecte la personne humaine en général. La tendance à Tindi- viduation peut donc être contenue dans de justes limites, sans que la tendance à l’homicide soit, pour cela^ renforcée. Quant à l’anomie, comme elle produit aussi bien l’homicide que le suicide, tout ce qui peut la réfréner réfrène l’un et l’autre. 11 n’y a même pas à craindre que, une fois empêchée de se mani- fester sous forme de suicides, elle ne se traduise en meurtres plus nombreux; car l’homme assez sensible à la discipline mo- rale pour renoncer à se tuer par respect pour la conscience pu- blique et ses prohibitions, sera encore beaucoup plus réfractaire , à l’homicide qui est plus sévèrement flétri et réprimé. Du reste, nous avons vu que ce sont les meilleurs qui se tuent en pareil cas ; il n’y a donc aucune raison de favoriser une sélection qui se ferait à rebours. Ce chapitre peut servir à élucider un problème souvent dé- battu.