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fin le tire hors de lui-même; impersonnelle et désintéressée, elle plane au-dessus de toutes les personnalités individuelles; comme tout idéal, elle ne peut être conçue que comme supérieure au réel et le dominant. Elle domine même les sociétés, puisqu’elle est le but auquel est suspendue toute l’activité sociale. Et c’est pourquoi il ne leur appartient plus d’en disposer. En reconnaissant qu’elles y ont, elles aussi, leur raison d’être, elles se sont mises sous sa dépendance et ont perdu le droit d’y manquer; à plus forte rçiison, d’autoriser les hommes à y manquer eux-mêmes. Notre dignité d’être moral a donc cessé d’être la chose de la cité; mais elle n’est pas, pour cela, devenue notre chose et nous n’avons pas acquis le droit d’en faire ce que nous voulons. D’où nous viendrait-il, en effet, si la société elle-même, cet être supérieur à nous, ne l’a pas?

Dans ces conditions, il est nécessaire que le suicide soit classé au nombre des actes immoraux; car il nie, dans son principe essentiel, cette religion de l’humanité. L’homme qui se tue ne fait, dit-on, de tort qu’à soi-même et la société n’a pas à intervenir, en vertu du vieil axiome Volenti non fît injuria. C’est une erreur. La société est lésée, parce que le sentiment sur lequel reposent aujourd’hui ses maximes morales les plus respectées, et qui sert presque d’unique lien entre ses membres, est offensé, et qu’il s’énerverait si cette offense pouvait se produire en toute Uberté. Comment pourrait-il garder la moindre autorité si, quand il est violé, la conscience morale ne protestait pas? Du moment que la personne humaine est et doit être considérée comme une chose sacrée, dont ni l’individu ni le groupe n’ont la libre disposition, tout attentat contre elle doit être proscrit. Peu importe que le coupable et la victime ne fassent qu’un seul et même sujet : le mal social qui résulte de Tacte ne disparaît pas, par cela seul que celui qui en est l’auteur se trouve lui-même en souffrir. Si, en soi et d’une manière générale, le fait de détruire violemment une vie d’homme nous révolte comme un sacrilège, nous ne saurions le tolérer en aucun cas. Un sentiment collectif qui s’abandonnerait à ce point serait bientôt sans force.