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368 LE SUICIDE. qu’elle est souvent dix fois plus forte à la fin de la vie qu’au début. C’est donc que la force collective qui pousse l’homme à se tuer ne le pénètre que peu à peu^j Toutes choses égales, c’est à me- sure qu’il avance en âge qu’il y devient plus accessible, sans doute parce qu’il faut des expériences répétées pour l’ame- ner à sentir tout le vide d’une existence égoïste ou toute la va- nité des ambitions sans terme^» Voilà pourquoi les suicidés ne remplissent leur destinée que "par couches successives de géné- rations (U. ment mêlé à la vie sociale. Les rapports que ce suicide soutient avec Tho- mîcide, et dont il sttra parlé dans le chapitre suivant, confirment cette hypo- thèse. (1) Sans vouloir soulever une question de métaphysique que nous n’avons pas à traiter, nous tenons à faire remarquer que cette théorie de la statis- tique n’oblige pas à refuser à Thomrne toute espèce de liberté. Elle laisse, au contraire, la question du libre arbitre beaucoup plus entière que si Ton fait de l’individu la source des phénomènes sociaux. En effet, quelles que soient les causes auxquelles est due la régularité des manifestations collectives, elles ne peuvent pas ne pas produire leurs effets là où elles sont : car, autre- ment, on verrait ces effets varier capricieusement alors qu’ils sont uniformes. Si donc elles sont inhérentes aux individus, elles ne peuvent pas ne pas dé- terminer nécessairement ceux en qui elles résident. Par conséquent, dans cette hypothèse, on ne voit pas le moyen d’échapper au déterminisme le plus rigoureux. Mais il n’en est plus de même si cette constance des données dé- mographiques provient d’une force extérieure aux individus. Car celle-ci ne détermine pas tels sujets plutôt que tels autres. Elle réclame certains actes en nombre défini, non que ces actes viennent de celui-ci ou de celui-là. On peut admettre que certains lui résistent et qu’elle se satisfasse sur d’autres. En définitive, notre conception n’a d’autre effet que d’ajouter aux forces phy- siques, chimiques, biologiques, psychologiques des forces sociales qui agissent sur l’homme du dehors tout comme les premières. Si donc celles-ci n’excluent pas la liberté humaine, il n’y a pas de raison pour qu’il en soit autrement de celles-là. La question se pose dans les mêmes termes pour les unes et pour les autres. Quand un foyer d’épidémie se déclare, son intensité prédétermine l’importance de la mortalité qui en résultera; mais ceux qui doivent être atteints ne sont pas désignés pour cela. La situation des suicidés n’est pas autre par rapport aux courants suicidogènes.