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DIFFÉRENTS TYPES DE SUICIDES. 327 de réel à quoi ils tiennent, ils ne peuvent se satisfaire qu’en construisant de toutes pièces une réalité idéale qui puisse jouer ce rôle. Ils créent donc par la pensée un être imaginaire dont ils se font les serviteurs et auquel ils se donnent d’une manière d’autant plus exclusive qu’ils sont dépris de tout le reste, voire d’eux-mêmes. C’est en lui qu’ils mettent toutes les raisons d’être qu’ils s’attribuent, puisque rien d’autre n’a de prix à leurs yeux. Ils vivent ainsi d’une existence double et contradictoire : indi- vidualistes pour tout ce qui regarde le monde réel, ils sont d’un altruisme immodéré pour tout ce qui concerne cet objet idéal. Or l’une et l’autre disposition mènent au suicide. Telles sont les origines et telle est la nature du suicide stoïcien. Tout à l’heure, nous montrions comment il reproduit certains traits essentiels du suicide égoïste ; mais il peut être considéré sous un tout autre aspect. Si le stoïcien professe une absolue indifférence pour tout ce qui dépasse l’enceinte de la personna- lité individuelle, s’il exhorte l’individu à se suffire à lui-même, en même temps, il le place dans un état d’étroite dépendance vis- à-vis de la raison universelle et le réduit même à n’être que l’in- strument par lequel elle se réalise. Il combine donc ces deux conceptions antagonistes : l’individualisme moral le plus radi- cal et un panthéisme intempérant. Aussi, le suicide qu’il pra- tique est-il à la fois apathique comme celui de l’égoïste et accompli comme un devoir ainsi que celui de l’altruiste W, On y retrouve et la mélancolie de l’un et l’énergie active de l’autre; l’égoïsme s’y môle au mysticisme. C’est d’ailleurs cet alliage qui distingue le mysticisme propre aux époques de décadence, si différent, malgré les apparences, de celui que Ton observe chez les peuples jeunes et en voie de formation. Celui-ci résulte de l’élan collectif qui entraîne dans un même sens les volontés par- ticulières, de l’abnégation avec laquelle les citoyens s’oublieat pour collaborer à l’œuvre commune; l’autre n’est qu’un égoïsme conscient de soi-même et de son néant, qui s’efforce de se dé- passer, mais n’y parvient qu’en apparence et artificiellement. (1) Sénèque célèbre le snicjde de Caton comme le triomphe de la volonté humaine sur les choses (V. De Prcyv., 2, 9 et Ep,, 71, 16).