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Mais on ne peut rester ainsi en contemplation devant le vide, sans y être progressivement attiré. On a beau le décorer du nom d’infini, il ne change pas pour cela de nature. Quand on éprouve tant de plaisir à n’être pas, on ne peut satisfaire complètement son penchant qu’en renonçant com- plètement à être. Voilà ce qu’il y a d’exact dans le parallélisme que Hartmann croit observer entre le développement de la conscience et l’affaiblissement du vouloir vivre. C’est que l’idée et le mouvement sont, en effet, deux forces antagonistes qui progressent en sens inverse l’une de l’autre, et que le mouvement, c’est la vie. Penser, a-t-on dit, c’est se retenir d’agir; i c’est donc, dans la même mesure, se retenir de vivre. C’est pourquoi le règne absolu de l’idée ne peut s’établir ni surtout se maintenir : car c’est la mort. Mais ce n’est pas à dire que, comme le croit Hartmann, la réalité soit, par elle-même, in- tolérable, à moins d’être voilée par l’illusion. La tristesse n’est pas inhérente aux choses ; elle ne nous vient pas du monde et par cela seul que nous le pensons. Elle est un produit de notre propre pensée. C’est nous qui la créons de toutes pièces; mais il faut pour cela que notre pensée soit anormale. Si la conscience fait parfois le malheur de l’homme, c’est seulement quand elle atteint un développement maladif, quand, s’insurgeant contre sa propre nature, elle se pose comme un absolu et cherche en elle-même sa propre fin. ’Il s’agit si peu d’une découverte tardive, de la conquête ultime de la science, que nous aurions pu tout aussi bien emprunter à l’état d’esprit stoïcien les principaux éléments de notre description. Le stoïcisme lui aussi enseigne que l’homme doit se détacher de tout ce qui lui est extérieur pour vivre de lui-même et par lui-même. Seulement, comme la vie se trouve alors sans raison, la doctrine conclut au suicide. Ces mêmes caractères se retrouvent dans l’acte final qui est la conséquence logique de cet état moral. Le dénouement n’a rien de violent ni de précipité. Le patient choisit son heure et médite son plan longtemps à l’avance. Même les moyens lents ne lui répugnent pas. Une mélancolie calme et qui, parfois,