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LE SUICIDE ANOMIQUE. 303

avoir pour résultat d’accroître l’immunité de la femme. Si le chiffre des suicides, là où le divorce est usité, tenait réellement au nombre des querelles conjugales, l’épouse devrait en souf- frir tout comme l’époux. Il n’y a rien là qui soit de nature à la préserver exceptionnellement. Une telle hypothèse est d’autant moins soutenable que, la plupart du temps, le divorce est de- mandé par la femme contre le mari (en France, 60 fois 0/0 pour les divorces et 83 0/0 pour les séparations de corps (1)). C’est donc que les troubles du ménage sont, dans la majeure partie des cas, imputables à Thomme. Mais alors il serait inintelligible que, dans les pays où l’on divorce beaucoup, l’homme se tuât plus parce qu’il fait plus souffrir sa femme, et que la femme, au contraire, s’y tuât moins parce que son mari la fait souffrir davantage. D’ailleurs, il n’est pas prouvé que le nombre des dissentiments conjugaux croisse comme celui des divorces (2). Cette hypothèse écartée, il n’en reste plus qu’une de possible. Il faut que l’institution même du divorce, par l’action qu’elle exerce sur le mariage, détermine au suicide. Et en effet, qu’est-ce que le mariage ? Une réglementation des rapports des sexes, qui s’étend non seulement aux instincts phy- siques que ce commerce met en jeu, mais encore aux sentiments de toute sorte que la civilisation a peu à peu greffés sur la base des appétits matériels. Car l’amour est, chez nous, un fait beau- coup plus mental qu organique. Ce que l’homme cherche chez la femme, ce n’est pas simplement la satisfaction du désir gé- nésique. Si ce penchant naturel a été le germe de toute l’évolu- tion sexuelle, il s’est progressivement compliqué de sentiments esthétiques et moraux, nombreux et variés, et il n’est plus au- jourd’hui que le moindre élément du processus total et touffu auquel il a donné naissance. Au contact de ces éléments intellec- tuels, il s’est lui-même partiellement affranchi du corps et comme intellectualisé. Ce sont des raisons morales qui le suscitent autant

(1) Levasseur, Population française, t. II, p. 92. Cf. Bertillon, Annales de Dem. Inter,j 1880, p. 460. — En Saxe, les demandes intentées par les hommes sont presque aussi nombreuses que celles qui émanent des femmes. (2) Bertillon, Annales, etc., 1882, p. 275 et suiv.