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LE SUICIDE ANOMIQUE. 28S tat de crise et d’anomie y est constant et, pour ainsi dire, nor-/ mal. Du haut en bas de Téchelle, les convoitises sont soulevées sans qu’elles sachent où se poser dfîflnitivement. Rien ne saurait les calmer, puisque le but où elles tendent est infiniment au delà de tout ce qu’elles peuvent atteindre. Le réel paraît sans valeur au prix de ce qu’entrevoient comme possible les ima- ginations enfiévrées; on s’en détache donc, mais pour se déta- cher ensuite du possible quand, à son tour, il devient réel. On a soif de choses nouvelles, de jouissances ignorées, de sensations innommées, mais qui perdent toute leur saveur dès qu’elles sont connues. Dès lors, que le moindre revers survienne et l’on est sans forces pour le supporter. Toute cette fièvre tombe et Ton s’aperçoit combien ce tumulte était stérile et que toutes ces sensations nouvelles, indéfiniment accumulées, n’ont pas réussi à constituer un solide capital de bonheur sur lequel on pût vivre aux jours d épreuves. Le sage, qui sait jouir des résultats acquis sans éprouver perpétuellement le besoin de les rem- placer par d’autres, y trouve de quoi se retenir à la vie quand Fheure des contrariétés a sonné. Mais l’homme qui a toujours tout attendu de l’avenir, qui a vécu les yeux fixés sur le futur, 5.^ {tp n’a riendans son passé qui le réconforte contre les amertumes ^^ ii(/ du ptrésent; car le passé n’a été pour lui qu’une série d’étapes /^i^,^ impatiemment traversées. Ce qui lui permettait de s’aveugler "^^i sur lui-même, c’est qu’il comptait toujours trouver plus loin le bonheur qu’il n’avait pas encore rencontré jusque-là. Mais voici qu’il est arrêté dans sa marche; dès lors, il n’a plus rien ni derrière lui ni devant lui sur quoi il puisse reposer son regard. La fatigue, du reste, suffit, à elle seule, pour produire le désen- chantement, car il est difficile de ne pas sentir, à la longue, l’i- n utilité d’une poursuite sans terme. ^-^ On peut même se demander si ce n’est pas surtout cet état moral qui rend aujourd’hui si fécondes en suicides les catastro- phes économiques. Dans les sociétés où il est soumis à une saine discipline, l’homme se soumet aussi plus facilement aux coups du sort. Habitué à se gêner et à se contenir, l’effort nécessaire pour s’imposer un peu plus de gêne lui coûte relativement peu.