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274 LE SUICIDE. morbidité. Puisque rien ne les borne, ils dépassent toujours el infiniment les moyens dont ils disposent; rien donc ne saurait les calmer. Une soif inextinguible est un supplice perpétuelle-, ment renouvelé. On a dit, il est vrai, que c’est le propre de l’activité humaine de se déployer sans terme assignable et de se proposer des fins qu’elle ne peut pas atteindre. Mais il esl impossible d’apercevoir comment un tel état d’indétermination se concilie plutôt avec les conditions de la vie mentale qu’avec les exigences de la vie physique. Quelque plaisir que l’homme éprouve à agir, à se mouvoir, à faire effort, encore faut-il qu’il sente que ses efforts ne sont pas vains et qu’en marchant il avance. Or, on n’avance pas quand on ne marche vers aucun but ou, ce qui revient au même, quand le but vers lequel on marche est à Tinfini. La distance à laquelle on en reste éloigné étant toujours la même quelque chemin qu’on ait fait, tout se passe comme si l’on s’était stérilement agité sur place. Même les regards jetés derrière soi et le sentiment de fierté que l’on peut éprouver en apercevant l’espace déjà parcouru ne sauraient causer qu’une bien illusoire satisfaction, puisque l’espace à par- courir n’est pas diminué pour autant. Poursuivre une fin inac- cessible par hypothèse, c’est donc se condamner à un perpétuel état de mécontentement. Sans doute, il arrive à l’homme d’es- pérer contre toute raison et, même déraisonnable, l’espérance a ses joies. Il peut donc se faire qu’elle le soutienne quelque temps; mais elle ne saurait survivre indéfiniment aux déceptions répétées de l’expérience. Or, qu’est-ce que l’avenir peut donner de plus que le passé, puisqu’il est à jamais impossible de parve- nir à un état où l’on puisse se tenir et qu’on ne peut même se rapprocher de l’idéal entrevu? Ainsi, plus on aura et plus on voudra avoir, les satisfactions reçues ne faisant que stimuler les besoins au lieu de les apaiser. Dira-t-on que, par elle-même, l’action est agréable? Mais d’abord, c’est à condition qu’on s aveugle assez pour n’en pas sentir l’inutihté. Puis, pour que ce plaisir soit ressenti et vienne tempérer et voiler à demi l’in- quiétude douloureuse qu’il accompagne, il faut tout au moins que ce mouvement sans fin se déploie toujours à l’aise et sans