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diminue chez l'homme le désir de vivre, Loin que les familles denses soient une sorte de luxe dont on peut se passer et que le riche seul doive s’offrir, c’est, au contraire, le pain quotidien sans lequel on ne peut subsister. Si pauvre qu’on soit, et même au seul point de vue de l’intérêt personnel, c’est le pire des placements que celui qui consiste à transformer en capitaux une partie de sa descendance. Ce résultat concorde avec celui auquel nous étions précédemment arrivé. D’où vient, en effet, que la densité de la famille ait sur le suicide cette influence On ne saurait, pour répondre à la question, faire intervenir le facteur organique; car si la stérilité absolue est surtout un produit de causes physiologiques, il n’en est pas de même de la fécondité insuffisante qui est le plus souvent volontaire et qui tient à un certain état de l’opinion. De plus, la densité familiale, telle que nous l’avons évaluée, ne dépend pas exclusivement de la natalité; nous avons vu que, là où les enfants sont peu nombreux, d’autres éléments peuvent en tenir lieu et, inversement, que leur nombre peut rester sans effet s’ils ne participent pas effectivement et avec suite à la vie du groupe. Aussi n’est-ce pas davantage aux sentiments sui generis des parents pour leurs descendants immédiats qu’il faut attribuer cette vertu préservatrice. Du reste, ces sentiments eux-mêmes, pour être efficaces, supposent un certain état de la société domestique. Ils ne peuvent être puissants si la famille est désintégrée. C’est donc parce que la manière dont elle fonctionne varie suivant qu’elle est plus ou moins dense, que le nombre des éléments dont elle est composée affecte le penchant au suicide.

C’est que, en effet, la densité d’un groupe ne peut pas s’abaisser sans que sa vitalité diminue. Si les sentiments collectifs ont une énergie particulière, c’est que la force avec laquelle chaque conscience individuelle les éprouve retentit dans toutes les autres et réciproquement. L’intensité à laquelle ils atteignent dépend donc du nombre des consciences qui les ressentent en commun voilà pourquoi, plus une foule est grande, plus les passions qui s’y déchaînent sont susceptibles d’être violentes.