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situation peut durer très longtemps, « des dizaines d’années ». « Il est parfaitement évident que beaucoup de ruses diplomatiques se justifient tout simplement par cet état de guerre latent. Qu’on se souvienne, par exemple, des négociations entre Bismarck et Benedetti. Alors que Bismarck espérait encore qu’il serait peut-être possible d’éviter une grande guerre, arrive Benedetti avec la liste de ses exigences éhontées. Que Bismarck l’ait amusé avec des demi-promesses, en lui laissant croire que l’Allemagne pourrait consentir à ce qu’il demandait, n’était-ce pas pleinement moral[1] ? Il en est de même des procédés de corruption que l’on emploie, dans de semblables circonstances, contre un autre État. Il est ridicule de s’élever bruyamment contre ces pratiques au nom de la morale et de demander à l’État de ne rien faire que le catéchisme en mains[2]. »

En résumé, la politique est une rude besogne dont il n’est pas possible de s’acquitter en gardant « des mains entièrement nettes[3] ». Il y a des scrupules, une délicatesse excessive de la conscience morale dont elle ne peut s’accommoder. « L’homme d’État n’a pas le droit de se chauffer confortablement les mains aux ruines fumantes de sa patrie, tout content de pouvoir se dire : je n’ai jamais menti ; c’est là une vertu de moine[4]. » La morale est faite pour les petites gens qui ne font que de petites choses. Mais quand on a l’ambition d’en faire de grandes, on est bien obligé de sortir des cadres étroits qu’elle nous trace ; des actes de large envergure ne peuvent se couler dans des moules tout faits qui conviennent à tout le monde. Et l’État, par sa nature même, est tenu de faire grand.

  1. Il s’agit de négociations qui eurent lieu après Sadowa. Bismarck fit croire à Benedetti qu’il ne s’opposerait pas à une annexion de la Belgique à la France et se fit remettre un projet écrit dans ce sens. Une fois qu’il l’eut, il n’en parla plus, mais mit le document en réserve pour compromettre un jour le gouvernement français. C’est ce qui arriva en 1870.
  2. I, p. 107.
  3. « Mit ganz reinen Händen. »
  4. I, p. 110.