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Treitschke, doit se sacrifier à l’une des collectivités dont il dépend. L’État est ce qu’il y a de plus élevé dans la série des collectivités humaines… Pour lui, par conséquent, le devoir chrétien du sacrifice de soi à quelque fin plus haute n’existe pas ; car, dans toute la suite de l’histoire universelle, on ne trouve rien qui soit au-dessus de l’État[1]. »

Ainsi, de l’humanité, des devoirs que l’État peut avoir envers elle, pas un mot. Pour l’État, elle ne compte pas ; il est à lui-même sa propre fin et, en dehors de lui, il n’y a rien à quoi il doit s’attacher. Voilà démontrée logiquement la fameuse formule que l’Allemand apprend à répéter depuis sa première enfance. Deutschland über alles : pour l’Allemand, rien n’est au-dessus de l’État allemand. L’État n’a qu’un devoir : se faire le plus large possible sa place au soleil, en refoulant ses rivaux. L’exclusion radicale de tout autre idéal paraîtra, à bon droit, monstrueuse. Et sans doute, que la morale de l’État ne soit pas simple, que l’État se trouve souvent placé en face de devoirs contradictoires entre lesquels il ne peut choisir sans de douloureux conflits, c’est ce que nul ne songe à contester. Mais que l’humanité soit simplement rayée des valeurs morales dont il doit tenir compte, que tous les efforts faits, depuis vingt siècles, par les sociétés chrétiennes pour faire passer un peu de cet idéal dans la réalité soient considérés comme inexistants, c’est ce qui constitue un scandale historique aussi bien que moral. C’est un retour à la morale païenne. Ce n’est même pas assez dire, car les penseurs de la Grèce avaient, depuis longtemps, dépassé cette conception ; c’est un retour à la vieille morale romaine, à la morale tribale, d’après laquelle l’humanité ne s’étendait pas au-delà de la tribu ou de la cité[2].

Dans cette morale-là, nous ne saurions reconnaître celle que nous pratiquons. Car la morale pour nous, c’est-à-dire pour tous les peuples civilisés, pour tous ceux qui se sont

  1. I, p. 100.
  2. On a prêté à Guillaume II ce mot : « Pour moi, l’humanité finit aux Vosges. »