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place tout à fait à part. Ce n’est pas seulement un service public de première importance, c’est la pierre angulaire de la société ; c’est « l’État incarné[1] ». Quand, avec Treitschke et l’Allemagne contemporaine, on fait de la guerre une chose très sainte, l’armée, organe de la guerre, ne peut pas ne pas participer de cette sainteté. Certes, une armée nombreuse et fortement organisée ne suffit pas à assurer la puissance de l’État. Encore faut-il que la politique, « dont la guerre n’est que la forme violente », soit conduite par des esprits clairs et justes, par des volontés énergiques, conscientes du but où elles doivent tendre et persévérantes dans l’effort. Il faut aussi que les soldats aient l’entraînement moral, les vertus militaires sans lesquelles le nombre et la technique la plus savante sont sans effet. La puissance de l’État suppose donc de sérieuses qualités morales. Mais ces qualités ne sont pas recherchées pour elles-mêmes : elles ne sont que des moyens en vue de donner à l’armée son maximum d’efficacité ; car c’est par l’armée que l’État réalise son essence. C’est le principe même du militarisme[2].

Il y a eu, il est vrai, des États qui ont cherché de préférence leur grandeur et leur gloire dans les arts, dans les lettres, dans la science : mais ils manquaient ainsi à la loi fondamentale de leur nature et c’est une faute qu’ils ont payée chèrement. « Sous ce rapport, l’histoire universelle offre, au penseur qui réfléchit, le spectacle d’une justice implacable. Le rêveur peut déplorer qu’Athènes, avec sa culture raffinée, ait succombé devant Sparte, la Grèce devant Rome, que Florence, malgré sa haute moralité, n’ait pu supporter la lutte contre Venise. Le penseur sérieux reconnaît qu’il en devait être ainsi. Tout cela est le produit d’une nécessité interne. L’État n’est pas une académie des arts. Quand il sacrifie sa puissance aux aspirations idéales de l’humanité, il se contredit et va à sa ruine[3]. » Un État n’est pas fait pour penser, pour inventer des idées neuves, mais pour agir.

  1. II, p. 361.
  2. II, p. 354-363.
  3. I, p. 34.