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n’existeraient pas. Faites régresser au delà d’un certain point la division du travail sexuel, et la société conjugale s’évanouit pour ne laisser subsister que des relations sexuelles éminemment éphémères ; si même les sexes ne s’étaient pas séparés du tout, toute une forme de la vie sociale ne serait pas née. Il est possible que l’utilité économique de la division du travail soit pour quelque chose dans ce résultat, mais, en tout cas, il dépasse infiniment la sphère des intérêts purement économiques ; car il consiste dans l’établissement d’un ordre social et moral sui generis. Des individus sont liés les uns aux autres qui sans cela seraient indépendants ; au lieu de se développer séparément, ils concertent leurs efforts ; ils sont solidaires et d’une solidarité qui n’agit pas seulement dans les courts instants où les services s’échangent, mais qui s’étend bien au delà. La solidarité conjugale, par exemple, telle qu’elle existe aujourd’hui chez les peuples les plus cultivés, ne fait-elle pas sentir son action à chaque moment et dans tous les détails de la vie ? D’autre part, ces sociétés que crée la division du travail ne peuvent manquer d’en porter la marque. Puisqu’elles ont cette origine spéciale, elles ne peuvent pas ressembler à celles que détermine l’attrait du semblable pour le semblable ; elles doivent être constituées d’une autre manière, reposer sur d’autres bases, faire appel à d’autres sentiments.

Si l’on a souvent fait consister dans le seul échange les relations sociales auxquelles donne naissance la division du travail, c’est pour avoir méconnu ce que l’échange implique et ce qui en résulte. Il suppose que deux êtres dépendent mutuellement l’un de l’autre parce qu’ils sont l’un et l’autre incomplets, et il ne fait que traduire au dehors cette mutuelle dépendance. Il n’est donc que l’expression superficielle d’un état interne et plus profond. Précisément parce que cet état est constant, il suscite tout un mécanisme d’images qui fonctionne avec une continuité que n’a pas l’échange. L’image de celui qui nous complète devient en nous-même inséparable de la nôtre, non seulement parce qu’elle y est fréquemment associée, mais surtout parce qu’elle en est le