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que de tout temps les moralistes ont hésité sur la vraie nature de l’amitié et l’ont dérivée tantôt de l’une et tantôt de l’autre cause. Les Grecs s’étaient déjà posé la question. « L’amitié, dit Aristote, donne lieu à bien des discussions. Selon les uns, elle consiste dans une certaine ressemblance et ceux qui se ressemblent s’aiment : de là ce proverbe qui se ressemble s’assemble et le geai cherche le geai, et autres dictons pareils. Mais selon les autres, au contraire, tous ceux qui se ressemblent sont potiers les uns pour les autres. Il y a d’autres explications cherchées plus haut et prises de la considération de la nature. Ainsi Euripide dit que la terre desséchée est amoureuse de pluie, et que le sombre ciel chargé de pluie se précipite avec une amoureuse fureur sur la terre. Héraclite prétend qu’on n’ajuste que ce qui s’oppose, que la plus belle harmonie naît des différences, que la discorde est la loi de tout devenir[1]. »

Ce que prouve cette opposition des doctrines, c’est que l’une et l’autre amitié existent dans la nature. La dissemblance, comme la ressemblance, peut être une cause d’attrait mutuel. Toutefois, des dissemblances quelconques ne suffisent pas à produire cet effet. Nous ne trouvons aucun plaisir à rencontrer chez autrui une nature simplement différente de la nôtre. Les prodigues ne recherchent pas la compagnie des avares, ni les caractères droits et francs celle des hypocrites et des sournois ; les esprits aimables et doux ne se sentent aucun goût pour les tempéraments durs et malveillants. Il n’y a donc que des différences d’un certain genre qui tendent ainsi l’une vers l’autre ; ce sont celles qui, au lieu de s’opposer et de s’exclure, se complètent mutuellement. « Il y a, dit M. Bain, un genre de dissemblance qui repousse, un autre qui attire, l’un qui tend à amener la rivalité, l’autre à conduire à l’amitié… Si l’une (des deux personnes) possède une chose que l’autre n’a pas mais qu’elle désire, il y a dans ce fait le point de départ d’un charme positif[2].» C’est

  1. Éthique à Nic., VIII, I, 1155.a.32.
  2. Émotions et volonté, tr. fr., p. 135.