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grand manufacturier qui couvre un pays d’usines et réunit sous ses ordres toute une armée d’ouvriers. La conscience morale des nations ne s’y trompe pas ; elle préfère un peu de justice à tous les perfectionnements industriels du monde. Sans doute l’activité industrielle n’est pas sans raison d’être ; elle répond à des besoins, mais ces besoins ne sont pas moraux.

À plus forte raison en est-il ainsi de l’art, qui est absolument réfractaire à tout ce qui ressemble à une obligation, car il est le domaine de la liberté. C’est un luxe et une parure qu’il est peut-être beau d’avoir, mais que l’on ne peut pas être tenu d’acquérir : ce qui est superflu ne s’impose pas. Au contraire, la morale c’est le minimum indispensable, le strict nécessaire, le pain quotidien sans lequel les sociétés ne peuvent pas vivre. L’art répond au besoin que nous avons de répandre notre activité sans but, pour le plaisir de la répandre, tandis que la morale nous astreint à suivre une voie déterminée vers un but défini ; qui dit obligation dit du même coup contrainte. Ainsi, quoiqu’il puisse être animé par des idées morales ou se trouver mêlé à l’évolution des phénomènes moraux proprement dits, l’art n’est pas moral par soi-même. Peut-être même l’observation établirait-elle que chez les individus, comme dans les sociétés, un développement intempérant des facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue de la moralité.

De tous les éléments de la civilisation, la science est le seul qui, dans de certaines conditions, présente un caractère moral. En effet, les sociétés tendent de plus en plus à regarder comme un devoir pour l’individu de développer son intelligence en s’assimilant les vérités scientifiques qui sont établies. Il y a, dès à présent, un certain nombre de connaissances que nous devons tous posséder. On n’est pas tenu de se jeter dans la grande mêlée industrielle ; on n’est pas tenu d’être un artiste ; mais tout le monde est maintenant tenu de ne pas rester ignorant. Cette obligation est même si fortement ressentie que, dans certaines sociétés, elle n’est pas seulement sanctionnée par l’opinion publi-