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tion, on ne peut pas se référer à des analyses de concepts qui sont nécessairement subjectives ; mais il faudrait connaître un fait qui pût servir à mesurer le niveau de la moralité moyenne et observer ensuite comment il varie à mesure que la civilisation progresse. Malheureusement, cette unité de mesure nous fait défaut ; mais nous en possédons une pour l’immoralité collective. Le nombre moyen des suicides, des crimes de toute sorte, peut en effet servir à marquer la hauteur de l’immoralité dans une société donnée. Or, si l’on fait l’expérience, elle ne tourne guère à l’honneur de la civilisation, car le nombre de ces phénomènes morbides semble s’accroître à mesure que les arts, les sciences et l’industrie progressent[1]. Sans doute il y aurait quelque légèreté à conclure de ce fait que la civilisation est immorale, mais on peut être tout au moins certain que, si elle a sur la vie morale une influence positive et favorable, celle-ci est assez faible.

Si, d’ailleurs, on analyse ce complexus mal défini qu’on appelle la civilisation, on trouve que les éléments dont il est composé sont dépourvus de tout caractère moral.

C’est surtout vrai pour l’activité économique qui accompagne toujours la civilisation. Bien loin qu’elle serve aux progrès de la morale, c’est dans les grands centres industriels que les crimes et les suicides sont le plus nombreux ; en tout cas, il est évident qu’elle ne présente pas les signes extérieurs auxquels on reconnaît les faits moraux. Nous avons remplacé les diligences par les chemins de fer, les bateaux à voiles par les transatlantiques, les petits ateliers par les manufactures ; tout ce déploiement d’activité est généralement regardé comme utile, mais il n’a rien de moralement obligatoire. L’artisan, le petit industriel qui résistent à ce courant général et persévèrent obstinément dans leurs modestes entreprises, font tout aussi bien leur devoir que le

  1. V. Alexander von Oettingen, Moralstatistik, Erlangen, 1882, §§ 37 et suivants ; — Tarde, Criminalité comparée, ch. II. (pour les suicides, v. plus bas, liv. II. ch. I, § 2.)