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Dès le commencement du siècle, Lemontey[1], comparant l’existence de l’ouvrier moderne à la vie libre et large du sauvage, trouvait le second bien plus favorisé que le premier. Tocqueville n’est pas moins sévère : « À mesure, dit-il, que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète… l’art fait des progrès, l’artisan rétrograde[2]

Ce que prouvent ces faits contradictoires, c’est que, si la division du travail est en train de revêtir la forme de l’obligation, ce n’est pas encore un fait accompli. La conscience morale parait bien s’orienter dans ce sens, mais n’a pas encore trouvé son assiette. Deux tendances contraires sont en présence et, quoique l’une d’elles semble de plus en plus l’emporter sur l’autre, cependant les faits acquis ne sont ni assez définitifs ni assez caractérisés pour nous permettre d’assurer en toute certitude que l’évolution doit régulièrement continuer dans ce sens jusqu’à son entier achèvement. C’est donc un de ces cas où le type normal ne peut servir de critère parce qu’il n’est pas encore constitué sur ce point.

Par conséquent, il nous reste à procéder d’après l’autre manière que nous avons indiquée. Il nous faut étudier la division du travail en elle-même d’une façon toute spéculative, chercher à quoi elle sert et de quoi elle dépend, en un mot nous en former une notion aussi adéquate que possible. Cela fait, nous pourrons la comparer avec les autres phénomènes moraux, et voir quels rapports elle soutient avec eux. Si nous trouvons qu’elle joue un rôle similaire à quelque autre pratique dont le caractère moral et normal est indiscuté ; que si dans certains cas elle ne remplit pas ce rôle, c’est par suite de déviations anormales ; que les causes qui la déterminent sont aussi les conditions déterminantes d’autres règles morales, nous pourrons conclure qu’elle doit être classée parmi ces dernières. Sans doute nous n’avons pas à nous substituer à la conscience morale des sociétés

  1. Raison ou Folie, chapitre sur l’influence morale de la division du travail.
  2. La Démocratie en Amérique.