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d’un dilettantisme précieux, mais dans la somme des services rendus et dans notre capacité d’en rendre encore[1]. » Aussi l’idéal moral, d’un, de simple et d’impersonnel qu’il était, va-t-il de plus en plus en se diversifiant. Nous ne pensons plus que le devoir fondamental de l’homme soit de réaliser en lui les qualités de l’homme en général ; mais nous croyons qu’il est non moins tenu d’avoir celles de son emploi. Un fait entre autres rend sensible cet état de l’opinion, c’est le caractère de plus en plus spécial que prend l’éducation. De plus en plus nous jugeons nécessaire de ne pas soumettre tous nos enfants à une culture uniforme, comme s’ils devaient tous mener une même vie, mais de les former différemment en vue des fonctions différentes qu’ils seront appelés à remplir. En un mot, par un de ses aspects, l’impératif catégorique de la conscience morale est en train de prendre la forme suivante : Mets-toi en état de remplir utilement une fonction déterminée.

Il faut ajouter, il est vrai, que la règle précédente, quelque impérative qu’elle soit, est toujours et partout limitée par une règle contraire. Jamais, pas plus aujourd’hui qu’autrefois, la division du travail n’a été déclarée bonne absolument et sans réserve, mais seulement dans de certaines limites qu’il ne faut pas dépasser. Ces limites sont très mobiles ; mais elles ne laissent pas d’exister. Partout, dans la conscience morale des nations, à côté de la maxime qui nous ordonne de nous spécialiser, il en est une autre, antagoniste de la première, qui nous commande de réaliser un même idéal qui nous est commun à tous. Si la fin morale se diversifie, c’est seulement à partir d’un certain point en deçà duquel elle est identique pour tout le monde. Ce point recule de plus en plus, puisque la diversification devient toujours plus grande, et par conséquent une place toujours moindre est laissée à l’idéal général. Mais si cette ligne de démarcation s’est déplacée, elle n’a pas disparu. Tout le monde ne la voit pas au

  1. Le Principe de la morale. p. 189.