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Il ne paraît guère contestable que dans les grandes sociétés de l’Europe actuelle, qui appartiennent toutes au même type social et sont à peu près arrivées à la même phase de leur développement, l’opinion publique, dans sa très grande généralité, tend de plus en plus à l’imposer impérativement. Sans doute, ceux qui essaient d’y déroger ne sont pas punis d’une peine précise établie par la loi ; mais ils sont blâmés. Il fut un temps, il est vrai, où l’homme parfait nous paraissait être celui qui, sachant s’intéresser à tout sans s’attacher exclusivement à rien, capable de tout goûter et de tout comprendre, trouvait moyen de réunir et de condenser en lui ce qu’il y avait de plus exquis dans la civilisation. Mais aujourd’hui, cette culture générale, tant vantée jadis, ne nous fait plus l’effet que d’une discipline molle et relâchée. Pour lutter contre la nature, nous avons besoin de facultés plus vigoureuses et d’énergies plus productives. Nous voulons que l’activité, au lieu de se disperser sur une large surface, se concentre et gagne en intensité ce qu’elle perd en étendue. Nous nous délions de ces talents trop mobiles qui, se prêtant également à tous les emplois, refusent de choisir un rôle spécial et de s’y tenir. Nous éprouvons de l’éloignement pour ces hommes dont l’unique souci est d’organiser et d’assouplir toutes leurs facultés, mais sans en faire aucun usage défini et sans en sacrifier aucune, comme si chacun d’eux devait se suffire à soi-même et former un monde indépendant. Il nous semble que cet état de détachement et d’indétermination a quelque chose d’antisocial. L’honnête homme d’autrefois n’est plus pour nous qu’un dilettante et nous refusons au dilettantisme toute valeur morale ; nous voyons bien plutôt la perfection dans l’homme compétent qui cherche, non à être complet, mais à produire, qui a une tâche délimitée et qui s’y consacre, qui fait son service, trace son sillon. « Se perfectionner, dit M. Secrétan, c’est apprendre son rôle, c’est se rendre capable de remplir sa fonction… La mesure de notre perfection ne se trouve plus dans notre complaisance à nous-mêmes, dans les applaudissements de la foule ou dans le sourire approbateur