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n’exige aucun devoir. Car c’est une erreur de croire que ces belles inventions, comme les appelle très justement M. Janet, ne se rencontrent que dans des circonstances extraordinaires. Il y en a de toute importance ; la vie en est pleine : elles en font le charme[1]. Le sentiment qu’elles nous inspirent est de même nature et dépend de la même cause. Si nous les admirons ce n’est pas à cause de leurs conséquences dont l’utilité est souvent douteuse. Un père de famille expose sa vie pour un inconnu ; qui oserait dire que ce fût utile ? Ce que nous aimons, c’est le libre déploiement de force morale, quelles qu’en soient d’ailleurs les suites effectives.

Seulement, si de telles manifestations sont du domaine de l’esthétique, elles en sont une sphère très spéciale. Elles ont en effet quelque chose de moral ; car elles dérivent d’habitudes et de tendances qui ont été acquises dans la pratique de la vie morale proprement dite, telles que le besoin de se donner, de sortir de soi, de s’occuper d’autrui, etc. Mais ces dispositions, morales par leurs origines, ne sont plus employées moralement parce qu’avec l’obligation disparaît la moralité[2]. De même que le jeu est l’esthétique de la vie physique, l’art, l’esthétique de la vie intellectuelle, cette activité sui generis est l’esthétique de la vie morale[3].

  1. Ce n’est donc pas la difficulté de ces actions qui les sépare des autres. Il en est de très aisées. Cette distinction ne peut par conséquent pas venir de ce que nous regardons volontiers comme facultatif tout ce qui est un peu difficile.
  2. Ce serait donc mal interpréter notre pensée que de nous confondre avec ceux qui admettent l’existence de devoirs facultatifs ; les deux mots jurent ensemble.
  3. Nous ne voulons pas mêler de considérations pratiques à une étude scientifique. Cependant il nous paraît que la distinction de ces deux domaines est très nécessaire même au point de vue pratique. Car on ne peut les confondre sans les mettre sur le même plan ; très souvent même on semble attribuer une certaine supériorité à l’activité esthético-morale. Or on risque d’affaiblir le sentiment de l’obligation, c’est-à-dire l’existence du devoir, en admettant qu’il y a une moralité, et peut-être la plus élevée, qui consiste en de libres créations de l’individu, qu’aucune règle ne détermine, qui est essentiellement anomique. Nous croyons au contraire que l’anomie est la négation de toute morale.