Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/53

Cette page a été validée par deux contributeurs.

gardent leurs caractères spécifiques qu’à condition de n’avoir été sollicités d’aucune manière. Parfois même, ils prennent la conscience morale tellement à l’improviste que celle-ci, n’ayant pas à leur appliquer de jugements tout faits, reste hésitante et déconcertée. Sans doute, il y a un précepte très général qui promet l’éloge ou la reconnaissance publique à quiconque fait plus que son devoir ; mais outre que cette maxime n’a rien d’impératif, la récompense qu’elle annonce n’est attachée à aucune action déterminée ; elle ne fait qu’ouvrir une immense carrière à l’imagination de l’individu qui peut s’y mouvoir en toute liberté. Les différentes manières de faire plus que son devoir ne peuvent pas être plus définies que les différentes manières de faire moins. D’ailleurs, il est aisé d’apercevoir que ces dissemblances externes correspondent à des différences internes et profondes. Car ce qu’indique cette contingence, cette place faite à l’imagination, c’est que ces actes ne sont pas nécessaires, ne sont ajustés à aucune fin vitale, en un mot sont un luxe ; c’est dire qu’ils sont du domaine de l’art. Après que nous avons astreint une partie de notre énergie physique et intellectuelle à s’acquitter de sa tâche journalière, nous aimons à la laisser se jouer en liberté, la bride sur le cou, à la dépenser pour le plaisir de la dépenser, sans que cela serve à rien, sans que nous nous proposions aucun but défini. C’est en cela que consiste le plaisir du jeu dont le plaisir esthétique n’est qu’une forme supérieure. De même, quand notre énergie morale s’est acquittée de ses obligations quotidiennes, de ses devoirs réguliers, elle éprouve le besoin de se répandre pour se répandre, de se jouer en des combinaisons nouvelles qu’aucune règle ne détermine ni n’impose, pour le plaisir de le faire, pour la joie d’être libre. C’est ce besoin qui inspire tous les actes gratuits que nous accomplissons, depuis les raffinements de l’urbanité mondaine, les ingéniosités de la politesse, les détentes de la sympathie au sein de la famille, les prévenances, les présents, les paroles affectueuses ou les caresses échangées entre amis ou parents, jusqu’aux sacrifices héroïques que