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À vrai dire, quand on a posé le problème en ces termes, il faut bien reconnaître que cet idéal n’est pas à la veille de se réaliser intégralement ; car il y a trop de diversités intellectuelles et morales entre les différents types sociaux qui coexistent sur la terre pour qu’ils puissent fraterniser au sein d’une même société. Mais ce qui est possible, c’est que les sociétés de même espèce s’agrègent ensemble, et c’est bien dans ce sens que paraît se diriger notre évolution. Déjà nous avons vu qu’au-dessus des peuples européens tend à se former, par un mouvement spontané, une société européenne qui a, dès à présent, quelque sentiment d’elle-même et un commencement d’organisation[1]. Si la formation d’une société humaine unique est à jamais impossible, ce qui toutefois n’est pas démontré[2], du moins la formation de sociétés toujours plus vastes nous rapproche indéfiniment du but. Ces faits ne contredisent d’ailleurs en rien la définition que nous avons donnée de la moralité, car si nous tenons à l’humanité et si nous devons y tenir, c’est qu’elle est une société qui est en train de se réaliser de cette manière et dont nous sommes solidaires[3].

Or, nous savons que des sociétés plus vastes ne peuvent se former sans que la division du travail se développe ; car non seulement elles ne pourraient se maintenir en équilibre sans une spécialisation plus grande des fonctions, mais encore l’élévation du nombre des concurrents suffirait à produire mécaniquement ce résultat ; et cela, d’autant plus que l’accroissement de volume ne va généralement pas sans un accroissement de densité. On peut donc formuler la proposition suivante : l’idéal de la frater-

  1. Voir p. 311-312.
  2. Rien ne dit que la diversité intellectuelle et morale des sociétés doive se maintenir. L’expansion toujours plus grande des sociétés supérieures, d’où résulte l’absorption ou l’élimination des sociétés moins avancées, tend, en tout cas, à la diminuer.
  3. Aussi les devoirs que nous avons envers elle ne priment-ils pas ceux qui nous lient à notre patrie. Car celle-ci est la seule société, actuellement réalisée, dont nous fassions partie ; l’autre n’est guère qu’un desideratum dont la réalisation n’est même pas assurée.