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le devoir n’est pas d’étendre notre activité en surface, mais de la concentrer et de la spécialiser. Nous devons borner notre horizon, choisir une tâche définie et nous y engager tout entiers, au lieu de faire de notre être une sorte d’œuvre d’art achevée, complète, qui tire toute sa valeur d’elle-même et non des services qu’elle rend. Enfin, cette spécialisation doit être poussée d’autant plus loin que la société est d’une espèce plus élevée, sans qu’il soit possible d’y assigner d’autre limite[1]. Sans doute, nous devons aussi travailler à réaliser en nous le type collectif dans la mesure où il existe. Il y a des sentiments communs, des idées communes, sans lesquels, comme on dit, on n’est pas un homme. La règle qui nous prescrit de nous spécialiser reste limitée par la règle contraire. Notre conclusion n’est pas qu’il est bon de pousser la spécialisation aussi loin que possible, mais aussi loin qu’il est nécessaire. Quant à la part à faire entre ces deux nécessités antagonistes, elle se détermine à l’expérience et ne saurait être calculée a priori. Il nous suffit d’avoir montré que la seconde n’est pas d’une autre nature que la première, mais qu’elle est elle-même morale, et que, de plus, ce devoir devient toujours plus important et plus pressant parce que les qualités générales dont il vient d’être question suffisent de moins en moins à socialiser l’individu.

Ce n’est donc pas sans raison que le sentiment public éprouve

  1. Cependant, il y a peut-être une autre limite, mais dont nous n’avons pas à parler, car elle concerne plutôt l’hygiène individuelle. On pourrait soutenir que, par suite de notre constitution organico-psychique, la division du travail ne peut dépasser une certaine limite sans qu’il en résulte des désordres. Sans entrer dans la question, remarquons toutefois que l’extrême spécialisation à laquelle sont parvenues les fonctions biologiques ne semble pas favorable à cette hypothèse. De plus, dans l’ordre même des fonctions psychiques et sociales, est-ce que, à la suite du développement historique, la division du travail n’a pas été portée au dernier degré entre l’homme et la femme ? Est-ce que des facultés tout entières n’ont pas été perdues par cette dernière et réciproquement ? Pourquoi le même phénomène ne se produirait-il pas entre individus du même sexe ? Sans doute, il faut toujours du temps pour que l’organisme s’adapte à ces changement ; mais on ne voit pas pourquoi un jour viendrait où cette adaptation deviendrait impossible.