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Or, non seulement la division du travail présente le caractère par lequel nous définissons la moralité, mais elle tend de plus en plus à devenir la condition essentielle de la solidarité sociale. À mesure qu’on avance dans l’évolution, les liens qui attachent l’individu à sa famille, au sol natal, aux traditions que lui a léguées le passé, aux usages collectifs du groupe, se détendent. Plus mobile, il change plus aisément de milieu, quitte les siens pour aller ailleurs vivre d’une vie plus autonome, se fait davantage lui-même ses idées et ses sentiments. Sans doute, toute conscience commune ne disparaît pas pour cela ; il restera toujours, tout au moins, ce culte de la personne, de la dignité individuelle dont nous venons de parler, et qui, dès aujourd’hui, est l’unique centre de ralliement de tant d’esprits. Mais combien c’est peu de chose, surtout quand on songe à l’étendue toujours croissante de la vie sociale et, par répercussion, des consciences individuelles ! Car, comme elles deviennent plus volumineuses, comme l’intelligence devient plus riche, l’activité plus variée, pour que la moralité reste constante, c’est-à-dire pour que l’individu reste fixé au groupe avec une force simplement égale à celle d’autrefois, il faut que les liens qui l’y attachent deviennent plus forts et plus nombreux. Si donc il ne s’en formait pas d’autres que ceux qui dérivent des ressemblances, l’effacement du type segmentaire serait accompagné d’un abaissement régulier de la moralité. L’homme ne serait plus suffisamment retenu ; il ne sentirait plus assez autour de lui et au dessus de lui cette pression salutaire de la société, qui modère son égoïsme et qui fait de lui un être moral. Voilà ce qui fait la valeur morale de la division du travail. C’est que, par elle, l’individu reprend conscience de son état de dépendance vis-à-vis de la société ; c’est d’elle que viennent les forces qui le retiennent et le contiennent. En un mot, puisque la division du travail devient la source éminente de la solidarité sociale, elle devient du même coup la base de l’ordre moral.

On peut donc dire à la lettre que, dans les sociétés supérieures,