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l’homme, comme ils la déduisent logiquement du concept de l’individu en soi, elle leur semble être entière dès l’état de nature, abstraction faite de toute société. L’action sociale, d’après eux, n’a donc rien à y ajouter ; tout ce qu’elle peut et doit faire, c’est d’en régler le fonctionnement extérieur de manière à ce que les libertés concurrentes ne se nuisent pas les unes aux autres. Mais si elle ne se renferme pas strictement dans ces limites, elle empiète sur leur domaine légitime et le diminue.

Mais, outre qu’il est faux que toute réglementation soit le produit de la contrainte, il se trouve que la liberté elle-même est le produit d’une réglementation. Loin d’être une sorte d’antagoniste de l’action sociale, elle en résulte. Elle est si peu une propriété inhérente de l’état de nature qu’elle est au contraire une conquête de la société sur la nature. Naturellement, les hommes sont inégaux en force physique ; ils sont placés dans des conditions extérieures inégalement avantageuses ; la vie domestique elle-même, avec l’hérédité des biens qu’elle implique et les inégalités qui en dérivent, est, de toutes les formes de la vie sociale, celle qui dépend le plus étroitement de causes naturelles, et nous venons de voir que toutes ces inégalités sont la négation même de la liberté. En définitive, ce qui constitue la liberté, c’est la subordination des forces extérieures aux forces sociales ; car c’est seulement à cette condition que ces dernières peuvent se développer librement. Or, cette subordination est bien plutôt le renversement de l’ordre naturel[1] » ). Elle ne peut donc se réaliser que progressivement, à mesure que l’homme s’élève au-dessus des choses pour leur faire la loi, pour les dépouiller de leur caractère fortuit, absurde, amoral, c’est-à-dire dans la mesure où il devient un être social. Car il ne peut échapper à la nature qu’en se

  1. Bien entendu, nous ne voulons pas dire que la société soit en dehors de la nature, si l’on entend par là l’ensemble des phénomènes soumis à la loi de causalité. Par ordre naturel, nous entendons seulement celui qui se produirait dans ce qu’on a appelé l’état de nature, c’est-à-dire sous l’influence exclusive de causes physiques et organico-psychiques.