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méritée. Mais ce qui manifeste mieux encore cette tendance, c’est la croyance, aujourd’hui si répandue, que l’égalité devient toujours plus grande entre les citoyens et qu’il est juste qu’elle devienne plus grande. Un sentiment aussi général ne saurait être une pure illusion, mais doit exprimer, d’une manière confuse, quelque aspect de la réalité. D’autre part, comme les progrès de la division du travail impliquent au contraire une inégalité toujours croissante, l’égalité dont la conscience publique affirme ainsi la nécessité ne peut être que celle dont nous parlons, à savoir l’égalité dans les conditions extérieures de la lutte.

Il est d’ailleurs aisé de comprendre ce qui rend nécessaire ce nivellement. Nous venons de voir en effet que toute inégalité extérieure compromet la solidarité organique. Ce résultat n’a rien de bien fâcheux pour les sociétés inférieures où la solidarité est surtout assurée par la communauté des croyances et des sentiments. En effet, quelque tendus qu’y puissent être les liens qui dérivent de la division du travail, comme ce n’est pas eux qui attachent le plus fortement l’individu à la société, la cohésion sociale n’est pas menacée pour cela. Le malaise qui résulte des aspirations contrariées ne suffit pas à tourner ceux-là mêmes qui en souffrent contre l’ordre social qui en est la cause, car ils y tiennent, non parce qu’ils y trouvent le champ nécessaire au développement de leur activité professionnelle, mais parce qu’il résume à leurs yeux une multitude de croyances et de pratiques dont ils vivent. Ils y tiennent, parce que toute leur vie intérieure y est liée, parce que toutes leurs convictions le supposent, parce que, servant de base à l’ordre moral et religieux, il leur apparaît comme sacré. Des froissements privés et de nature temporelle sont évidemment trop légers pour ébranler des états de conscience qui gardent d’une telle origine une force exceptionnelle. D’ailleurs, comme la vie professionnelle est peu développée, ces froissements ne sont qu’intermittents. Pour toutes ces raisons, ils sont faiblement ressentis. On s’y fait donc sans peine ; on trouve même ces inégalités, non seulement tolérables, mais naturelles.