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Il est vrai que si, comme on l’a souvent admis, les règles morales sont des vérités éternelles qui tirent leur valeur d’elles-mêmes ou d’une source transcendante, de telles recherches pourraient être sensiblement abrégées. Dans cette hypothèse, en effet, les circonstances de temps et de lieu n’ont sur le développement de la morale qu’une influence tout à fait secondaire. Ce sont elles qui font que ces vérités se révèlent aux hommes ou plus tôt ou plus tard : mais ce n’est pas elles qui sont cause que les règles de conduite ont ou n’ont pas une nature morale. Il peut donc bien y avoir intérêt à suivre dans l’histoire le développement des notions morales, afin de pouvoir retrouver à travers les faits l’idée qu’ils incarnent et réalisent progressivement ; mais, comme pour cela il suffit d’apercevoir le sens général dans lequel va le courant, il n’est pas nécessaire d’étudier en détail les milieux qu’il traverse, puisqu’ils ne l’affectent que superficiellement et peuvent tout au plus en faciliter ou en entraver la marche. Ainsi, pour que cette étude de faits rendit tous les services qu’elle comporte, il suffirait qu’elle fût une revue rapide et sommaire des principales étapes par lesquelles a passé le développement historique de la morale[1].

Mais cette thèse nous paraît actuellement insoutenable, car l’histoire a démontré que ce qui était moral pour un peuple pouvait être immoral pour un autre, et non pas seulement en fait, mais en droit. Il est, en effet, impossible de regarder comme morales des pratiques qui seraient subversives des sociétés qui les observeraient ; car c’est partout un devoir fondamental que d’assurer l’existence de la patrie. Or, il n’est pas douteux que si les peuples qui nous ont précédés avaient eu pour la dignité individuelle le respect que nous professons aujourd’hui, ils n’auraient pas pu vivre. Pour qu’ils pussent se maintenir, étant données leurs conditions d’existence, il était absolument nécessaire que l’individu fût moins jaloux de son indépendance. Si

  1. C’est à peu près la méthode de M. Wundt dans son Ethik, eine Untersuchung der Thatsachen und Gesetze des sittlichen Lebens. Stuttgart. 1886.