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Sans doute, on a quelque raison de juger excessive cette fierté du savant qui, enfermé dans ses recherches spéciales, refuse de reconnaître tout contrôle étranger. Pourtant, il est certain que, pour avoir d’une science une idée un peu exacte, il faut l’avoir pratiquée et, pour ainsi dire, l’avoir vécue. C’est qu’en effet elle ne tient pas tout entière dans les quelques propositions qu’elle a définitivement démontrées. À côté de cette science actuelle et réalisée, il en est une autre, concrète et vivante, qui s’ignore en partie et se cherche encore ; à côté des résultats, acquis, il y a les espérances, les habitudes, les instincts, les besoins, les pressentiments si obscurs qu’on ne peut les exprimer avec des mots, si puissants cependant qu’ils dominent parfois toute la vie du savant. Tout cela, c’est encore de la science ; c’en est même la meilleure et la majeure partie, car les vérités découvertes sont en bien petit nombre à côté de celles qui restent à découvrir, et, d’autre part, pour posséder tout le sens des premières et comprendre tout ce qui s’y trouve condensé, il faut avoir vu de près la vie scientifique tandis qu’elle est encore à l’état libre, c’est-à-dire avant qu’elle se soit fixée sous forme de propositions définies. Autrement, on en aura la lettre, non l’esprit. Chaque science a, pour ainsi dire, une âme qui vit dans la conscience des savants. Une partie seulement de cette âme prend un corps et des formes sensibles. Les formules qui l’expriment, étant générales, sont aisément transmissibles. Mais il n’en est pas de même de cette autre partie de la science qu’aucun symbole ne traduit au dehors. Ici, tout est personnel et doit être acquis par une expérience personnelle. Pour y avoir part, il faut se mettre à l’œuvre et se placer devant les faits. Suivant Comte, pour que l’unité de la science fût assurée, il suffirait que les méthodes fussent ramenées à l’unité[1] ; mais c’est justement les méthodes qu’il est le plus difficile d’unifier. Car, comme elles sont immanentes aux sciences elles-mêmes,

  1. Op. cit., I, 45.