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est, par suite, réfractaire à l’investigation scientifique, mais seulement qu’elle relève d’une autre science positive qu’on pourrait appeler la socio-psychologie. Les phénomènes qui en constitueraient la matière sont en effet de nature mixte ; ils ont les mêmes caractères essentiels que les autres faits psychiques, mais ils proviennent de causes sociales.

Il ne faut donc pas, avec M. Spencer, présenter la vie sociale comme une simple résultante des natures individuelles, puisqu’au contraire c’est plutôt celles-ci qui résultent de celle-là. Les faits sociaux ne sont pas le simple développement des faits psychiques, mais les seconds ne sont en grande partie que le prolongement des premiers à l’intérieur des consciences. Cette proposition est fort importante, car le point de vue contraire expose à chaque instant le sociologue à prendre la cause pour l’effet, et réciproquement. Par exemple, si, comme il est arrivé souvent, on voit dans l’organisation de la famille l’expression logiquement nécessaire de sentiments humains inhérents à toute conscience, on renverse l’ordre réel des faits ; tout au contraire, c’est l’organisation sociale des rapports de parenté qui a déterminé les sentiments respectifs des parents et des enfants. Ceux-ci eussent été tout autres si la structure sociale avait été différente, et la preuve, c’est qu’en effet l’amour paternel est inconnu dans une multitude de sociétés[1]. On pourrait citer bien d’autres exemples de la même erreur[2]. Sans doute, c’est une vérité évidente qu’il n’y a rien dans la vie sociale qui ne soit dans les consciences individuelles ; seulement, presque tout ce qui se trouve dans ces dernières vient de la société. La majeure partie de nos états de conscience ne se seraient pas produits chez des

  1. C’est le cas des sociétés où règne la famille maternelle.
  2. Pour n’en citer qu’un exemple, c’est le cas de la religion que l’on a expliquée par des mouvements de la sensibilité individuelle, alors que ces mouvements ne sont que le prolongement chez l’individu des états sociaux qui donnent naissance aux religions. Nous avons donné quelques développements sur ce point dans un article de la Revue philosophique, Études de science sociale, juin 1886.