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ture prédétermine sa vie. Nous venons de voir qu’il n’en est pas de même dans la société. L’individu n’est pas voué par ses origines à une carrière spéciale ; sa constitution congénitale ne le prédestine pas nécessairement à un rôle unique en le rendant incapable de tout autre, mais il ne reçoit de l’hérédité que des prédispositions très générales, partant très souples, et qui peuvent prendre des formes différentes.

Il est vrai qu’il les détermine lui-même par l’usage qu’il en fait. Comme il lui faut engager ses facultés dans des fonctions particulières et les spécialiser, il est obligé de soumettre à une culture plus intensive celles qui sont plus immédiatement requises pour son emploi et laisser les autres s’atrophier en partie. C’est ainsi qu’il ne peut développer au delà d’un certain point son cerveau sans perdre une partie de sa force musculaire ou de sa puissance reproductrice ; qu’il ne peut surexciter ses facultés d’analyse et de réflexion sans affaiblir l’énergie de sa volonté et la vivacité de ses sentiments, ni prendre l’habitude de l’observation sans perdre celle de la dialectique. De plus, par la force même des choses, celle de ses facultés qu’il intensifie au détriment des autres est nécessitée à prendre des formes définies, dont elle devient peu à peu prisonnière. Elle contracte l’habitude de certaines pratiques, d’un fonctionnement déterminé, qu’il devient d’autant plus difficile de changer qu’il dure depuis plus longtemps. Mais, comme cette spécialisation résulte d’efforts purement individuels, elle n’a ni la fixité, ni la rigidité que seule peut produire une longue hérédité. Ces pratiques sont plus souples parce qu’elles sont d’une plus récente origine. Comme c’est l’individu qui s’y est engagé, il peut s’en dégager, se reprendre pour en contracter de nouvelles. Il peut même réveiller des facultés engourdies par un sommeil prolongé, ranimer leur vitalité, les remettre au premier plan, quoique, à vrai dire, cette sorte de résurrection soit déjà plus difficile.

On est tenté, au premier abord, de voir dans ces faits des phénomènes de régression ou la preuve d’une certaine infériorité,