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différents. Toute cette superbe végétation d’états de conscience meurt donc avec nous et nous n’en transmettons à nos descendants qu’un germe indéterminé. C’est à eux qu’il appartient de le féconder à nouveau et, par conséquent, ils peuvent plus aisément, si c’est nécessaire, en modifier le développement. Ils ne sont plus astreints aussi étroitement à répéter ce qu’ont fait leurs pères. Sans doute, ce serait une erreur de croire que chaque génération recommence à nouveaux, frais et intégralement l’œuvre des siècles, ce qui rendrait tout progrès impossible. De ce que le passé ne se transmet plus avec le sang, il ne s’ensuit pas qu’il s’anéantisse : il reste fixé dans les monuments, dans les traditions de toute sorte, dans les habitudes que donne l’éducation. Mais la tradition est un lien beaucoup moins fort que l’hérédité ; elle prédétermine d’une manière sensiblement moins rigoureuse et moins nette la pensée et la conduite. Nous avons vu d’ailleurs comment elle-même devenait plus flexible à mesure que les sociétés devenaient plus denses. Un champ plus large se trouve donc ouvert aux variations individuelles, et il s’élargit de plus en plus à mesure que le travail se divise davantage.

En un mot, la civilisation ne peut se fixer dans l’organisme que par les bases les plus générales sur lesquelles elle repose. Plus elle s’élève au-dessus, plus, par conséquent, elle s’affranchit du corps ; elle devient de moins en moins une chose organique, de plus en plus une chose sociale. Mais alors ce n’est plus par l’intermédiaire du corps qu’elle peut se perpétuer ; c’est-à-dire que l’hérédité est de plus en plus incapable d’en assurer la continuité. Elle perd donc de son empire, non qu’elle ait cessé d’être une loi de notre nature, mais parce qu’il nous faut pour vivre des armes qu’elle ne peut nous donner. Sans doute, de rien nous ne pouvons rien tirer, et les matériaux premiers qu’elle seule nous livre ont une importance capitale ; mais ceux qu’on y ajoute en ont une qui n’est pas moindre. Le patrimoine héréditaire conserve une grande valeur, mais il ne représente plus