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rentes couches d’unités sociales, appelées à se remplacer les unes les autres, sont à ce point discontinues.

Observant que, pendant la jeunesse des sociétés et surtout au moment de leur maturité, le respect des traditions est beaucoup plus grand que pendant leur vieillesse, M. Tarde a cru pouvoir présenter le déclin du traditionnalisme comme une phase simplement transitoire, une crise passagère de toute évolution sociale. « L’homme, dit-il, n’échappe au joug de la coutume que pour y retomber, c’est-à-dire pour fixer et consolider en y retombant les conquêtes dues à son émancipation temporaire[1]. » Cette erreur tient, croyons-nous, à la méthode de comparaison suivie par l’auteur et dont nous avons, plusieurs fois déjà, signalé les inconvénients. Sans doute, si l’on rapproche la fin d’une société des commencements de celle qui lui succède, on constate un retour du traditionnalisme : seulement, cette phase, par laquelle débute tout type social, est toujours beaucoup moins violente qu’elle ne l’avait été chez le type immédiatement antérieur. Jamais, chez nous, les mœurs des ancêtres n’ont été l’objet du culte superstitieux qui leur était voué à Rome ; jamais il n’y eut à Rome une institution analogue à la γραφή παρανόμων du droit athénien, s’opposant à toute innovation[2] ; même au temps d’Aristote, c’était encore en Grèce une question de savoir s’il était bon de changer les lois établies pour les améliorer, et le philosophe ne se prononce pour l’affirmative qu’avec la plus grande circonspection[3]. Enfin, chez les Juifs, toute déviation de la règle traditionnelle était encore plus complètement impossible, puisque c’était une impiété. Or, pour juger de la marche des événements sociaux, il ne faut pas mettre bout à bout les sociétés qui se succèdent, mais ne les comparer qu’à la période correspondante de leur carrière. Si donc il est bien vrai que toute vie sociale tond à se fixer et à devenir coutumière, la forme qu’elle prend devient

  1. Lois de l’imitation, 271.
  2. V. sur cette γραφή, Meier et Schomann, Der attische Process.
  3. Arist. Pol., II, 8, 1268 b, 26.