Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/348

Cette page a été validée par deux contributeurs.

yeux et sous leur direction, d’un prestige que rien ne peut remplacer. L’enfant, en effet, a conscience de son infériorité vis-à-vis des personnes plus âgées qui l’entourent et il sent qu’il dépend d’elles. Le respect révérentiel qu’il a pour elles se communique naturellement à tout ce qui en vient, à tout ce qu’elles disent et à tout ce qu’elles font. C’est donc l’autorité de l’âge qui fait en grande partie celle de la tradition. Par conséquent, tout ce qui peut contribuer à prolonger cette influence au delà de l’enfance ne peut que fortifier les croyances et les pratiques traditionnelles. C’est ce qui arrive quand l’homme fait continue à vivre dans le milieu où il a été élevé ; car il reste alors en rapports avec les personnes qui l’ont connu enfant, et soumis à leur action. Le sentiment qu’il a pour elles subsiste et, par conséquent, produit les mêmes effets, c’est-à-dire contient les velléités d’innovation. Pour qu’il se produise des nouveautés dans la vie sociale, il ne suffit pas que des générations nouvelles arrivent à la lumière : il faut encore qu’elles ne soient pas trop fortement entraînées à suivre les errements de leurs devancières. Plus l’influence de ces dernières est profonde — et elle est d’autant plus profonde qu’elle dure davantage — plus il y a d’obstacles aux changements. Auguste Comte avait raison de dire que si la vie humaine était décuplée, sans que la proportion respective des âges fut pour cela modifiée, il en résulterait « un ralentissement inévitable, quoique impossible à mesurer, de notre développement social[1]. »

Mais c’est l’inverse qui se produit si l’homme, au sortir de l’adolescence, est transplanté dans un nouveau milieu. Sans doute, il y trouve aussi des hommes plus âgés que lui ; mais ce n’est pas ceux dont il a, pendant l’enfance, subi l’action. Le respect qu’il a pour eux est donc moindre et de nature plus conventionnelle, car il ne correspond à aucune réalité ni actuelle, ni passée. Il n’en dépend pas et n’en a jamais dépendu ; il ne peut donc les

  1. Cours de phil. pos., IV, 451.