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qu’ils sont, pour la plupart, un legs des générations antérieures. La conscience commune ne se constitue en effet que très lentement et se modifie de même. Il faut du temps pour qu’une forme de conduite ou une croyance arrive à ce degré de généralité et de cristallisation ; du temps aussi pour qu’elle le perde. Elle est donc presque tout entière un produit du passé. Or, ce qui vient du passé est généralement l’objet d’un respect tout particulier. Une pratique à laquelle tout le monde unanimement se conforme a sans doute un grand prestige ; mais si elle est forte en outre de l’assentiment des ancêtres, on ose encore bien moins y déroger. L’autorité de la conscience collective est donc faite en grande partie de l’autorité de la tradition. Nous allons voir que celle-ci diminue nécessairement à mesure que le type segmentaire s’efface.

En effet, quand il est très prononcé, les segments forment autant de petites sociétés plus ou moins fermées les unes aux autres. Là où ils ont une base familiale, il est aussi difficile d’en changer que de changer de famille, et si, quand ils n’ont plus qu’une base territoriale, les barrières qui les séparent sont moins infranchissables, elles persistent cependant. Au moyen Age, il était encore difficile à un ouvrier de trouver du travail dans une autre ville que la sienne[1] ; les douanes intérieures formaient d’ailleurs autour de chaque compartiment social une ceinture qui le protégeait contre les infiltrations d’éléments étrangers. Dans ces conditions, l’individu est retenu au sol où il est né et par les liens qui l’y attachent et parce qu’il est repoussé d’ailleurs ; la rareté des voies de communication et de transmission est une preuve de cette occlusion de chaque segment. Par contre-coup, les causes qui maintiennent l’homme dans son milieu natal le lient dans son milieu domestique. D’abord, à l’origine, les deux se confondent, et si plus tard ils se distinguent, on ne peut pas s’éloigner beaucoup du second

  1. Levasseur, op. cit., I, 239.