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mencer ou recommencer. C’est ainsi que les organismes plus complexes se forment par la répétition d’organismes plus simples, semblables entre eux, qui ne se différencient qu’une fois associés. En un mot, l’association et la coopération sont deux faits distincts, et si le second, quand il est développé, réagit sur le premier et le transforme, si les sociétés humaines deviennent de plus en plus des groupes de coopérateurs, la dualité des deux phénomènes ne s’évanouit pas pour cela.

Si cette vérité importante a été méconnue par les utilitaires, c’est une erreur qui tient à la manière dont ils conçoivent la genèse de la société. Ils supposent à l’origine des individus isolés et indépendants, qui, par suite, ne peuvent entrer en relations que pour coopérer ; car ils n’ont pas d’autre raison pour franchir l’intervalle vide qui les sépare et pour s’associer. Mais cette théorie, si répandue, postule une véritable création ex nihilo.

Elle consiste en effet à déduire la société de l’individu ; or, rien de ce que nous connaissons ne nous autorise à croire à la possibilité d’une pareille génération spontanée. De l’aveu de M. Spencer, pour que la société puisse se former dans cette hypothèse, il faut que les unités primitives « passent de l’état d’indépendance parfaite à celui de dépendance mutuelle[1] ». Mais qu’est-ce qui peut les avoir déterminées à une si complète transformation ? La perspective des avantages qu’offre la vie sociale ? Mais ils sont compensés et au delà par la perte de l’indépendance ; car, pour des êtres qui sont nés pour une vie libre et solitaire, un pareil sacrifice est le plus intolérable. Ajoutez à cela que, dans les premiers types sociaux, il est aussi absolu que possible, car nulle part l’individu n’est plus complètement absorbé dans le groupe. Comment l’homme, s’il était né individualiste, comme on le suppose, aurait-il pu se résigner à une existence qui froisse aussi violemment son penchant fonda-

  1. Sociologie, III, 332.